— Et après, qu’est-ce que j’en ai à faire, de la race humaine ! Tu lis trop, Alzine, ça te donne de mauvaises idées. Tu persistes à croire en une société utopique, c’est de la foutaise ! Moi, je ne rêve que d’une humanité idéale où chacun se prendrait en charge. On ne pourra jamais réaliser un ensemble cohérent en mélangeant les lions et les brebis, les renards et les cigognes, les fourmis et les marmottes. Vois, tous les animaux s’entre-dévorent, s’ignorent ou se contredisent par essence. Les hommes n’échappent pas à la règle. Ce n’est pas parce qu’ils ont inventé des manières plus sophistiquées de pratiquer le cannibalisme qu’il faut s’illusionner sur le sujet.
— Dans ces conditions, ça ne vaut peut-être pas la peine de vivre.
— Pourquoi ? Tout est tellement absurde ! Chaque matin, quand je me réveille, je ris en pensant à ce grouillement dérisoire qui agite les êtres ; à tel point que je suis de bonne humeur pour toute la journée.
— Ta manière de croire en l’individu fait tout de même un peu sentimentale ? Non ?
— Tais-toi, Alzine, tu sais bien que les conversations de ce genre m’ennuient à périr.
C’était vrai, Jeumont parlait des Jaunes sans aucun sentiment raciste, pas plus qu’il ne l’aurait fait en daubant sur les électriciens de La Rochelle, des nullards. Il n’était pas plus xénophobe que l’ensemble du monde rural l’avait été depuis l’aube des temps.
— J’ai l’impression d’avoir déserté en quittant Mériadec.
Moulis se tourna vers elle et prononça avec attention :
— On ne déserte vraiment qu’une fois : soi-même, quand on meurt.
— Toujours le même égocentrique ! Je ne suis pas d’accord, sans code moral, il n’y a pas de race humaine.
Il pensait aux bons détergents qui transformaient tous les cours d’eau en bains de mousse depuis que les citadins, par millions, étaient partis aux champs et lavaient leur linge loin des stations d’épuration, avec la superbe négligence du campeur bourgeois.
Ceux qui vivent fortement leur jeunesse sans découvrir de motifs à perpétuer leur passion ont tendance à s’enraciner dans un passé plus emblématique que leur survie, à le transcender en un exemple irremplaçable. Sans supporter que les générations qui leur succèdent édifient d’autres monuments à leur propre gloire sur les ruines idéologiques de ce qui les a précédés.
Et encore, la vie s’accompagnait nécessairement de la défécation ; des plus grandes poubelles pouvaient naître le meilleur fumier, et l’amélioration des espèces passait parfois par la détérioration de leur milieu écologique. Le seul point de vue qu’il partageait intégralement avec eux s’appliquait à la destruction de l’État par la révolution permanente ; Moulis était un inconditionnel de cette idéologie ; tout ce qui pouvait amener l’individu à se libérer de ses contraintes sociales lui était d’un fumet délectable. Moulis aimait l’homme-qui-est-un-loup-pour-l’homme, le sauvage, l’indompté, celui qui n’a pas besoin des béquilles de la civilisation pour survivre dans ce monde dangereux, sur cette planète de terreur et de mort.
Ma haine de l’humanité ne s’épanouit que dans l’ordre. Dans ce chaos, elle n’a plus de sens. Si personne ne sait plus pourquoi il vit, comment veux-tu que je sache pourquoi je tue ?
Vouloir le bien de l’homme, c’est déjà lui passer les premières chaînes, pensa-t-il, ni religion, ni idéologie, ni nation !