Nous ne nous sentons bien qu’auprès de ceux qui voient le même monde que nous. C’est pourquoi nous prenons place dans un réseau social, un groupe uni autour d’un récit qui induit un sentiment de familiarité.
(page 212)
Sebastian et moi avons été les témoins étonnés de deux
discours enthousiasmants : la vigueur du nazisme dans les années
1930, la générosité du communisme après 1945. Dans notre
expérience d’enfants initiés par la guerre et le côtoiement de la mort,
nous avions déjà compris que deux langages gouvernaient le monde
mental des hommes. L’un qui montait vers le ciel en fabriquant des
images esthétiques ou hideuses, entourées de mots qui donnaient la
fièvre : « Héroïsme… victoire du peuple… pureté… mille ans de
bonheur… lendemains qui chantent. » Ces mots brûlants nous
éloignaient du réel 3. Sebastian (11 ans en 1918) et moi (8 ans en
1945) préférions les mots qui donnent un plaisir discret, celui des
explorateurs qui, en découvrant le monde, dégustent le réel.
« Je vais t’imposer ma loi pour que tu sois heureux », dit le tyran domestique. « Faites ce que je vous dis, vous sauverez votre âme », dit le gourou. « C’est moi ou le chaos », dit le candidat dictateur.
(page 134)
En quelques décennies les machines ont envahi les foyers, la télévision engourdit les soirées, les voitures ont augmenté les trajets, les robots transforment les travailleurs de la maison en ingénieurs domestiques et les smartphones composent aujourd’hui un monde virtuel qui améliore les communications et altère les relations.
(page 72)
La fonction affective de la parole peut nous jouer un vilain tour quand un dictateur s’en sert pour cloner les âmes.
(page 215)
J’appartiens à la famille mentale de Hannah Arendt. Quand elle décrit un homme transparent qui se met au boulot dans son bureau pour éradiquer le Juif, elle ne voit pas un monstre qui assassine, elle dessine un fonctionnaire qui habite l’idée qu’il se fait du Juif et croit faire le bien en organisant la mise à mort de centaines de milliers de personnes.
(page 83)
Vers l’âge de 7 à 10 ans une culture totalitaire peut apporter à l’enfant ce qu’il espère en lui offrant des gratifications merveilleuses : « Je porterai l’uniforme d’Erna et Lisl, nous danserons et nous mettrons au monde des enfants blonds qui donneront à notre peuple mille ans de bonheur. »
(page 15)
Ceux qui s’engagent sur le chemin de la liberté intérieure perdront leurs amis. Ils seront haïs par ceux qu’ils aiment, comme l’a été Hannah Arendt. Penser par soi-même, c’est s’isoler : l’angoisse est le prix de la liberté.
Dans les bataillons extrémistes, on trouve côte à côte des fanatiques surdiplômés et des âmes creuses étayées par des récits acceptés sans jugement.
(page 184)
Quand on accepte comme une parole intouchable la vérité venue d’un chef religieux, idéologique ou scientifique, il n’y a ni évaluation ni culpabilité : l’ordre règne. Et quand la réalité devient insupportable, on évite les mots qui auraient permis de la voir.
(page 83)