On quitte les Etats-Unis, pour retrouver Londres et l'autrice anglaise
Yrsa Daley-Ward dans ce roman autobiographique, paru chez La Croisée. Autrice d'un premier recueil de poésie Bone, elle aurait travaillé pour Beyoncé sur l'un de ses albums.
Yrsa Daley-Ward a également publier ses poèmes par le biais d'Instagram. Ce livre témoigne d'une certaine recherche stylistique, déjà présent dans son recueil de poèmes Bone, rédigés selon la méthode appelée spoken word poétique, je cite ici Wikipédia « L'expression spoken word comme telle nous vient des États-Unis, inspirée des traditions jazz, soul et blues, et surtout de la Beat Generation, symbolisée par Kerouac, Ginsberg et Burroughs. » On nous explique plus loin, qu'en France, ce mouvement de poésie orale se distingue du slam par le fait qu'il est accompagné de musique.
L'histoire, pour commencer : celle d'une jeune femme d'origine jamaïcaine par sa mère, nigériane par ce père, abandonnée par ce dernier, qu'elle ne connaîtra jamais. Avec son petit frère Little Roo, elle vit chez sa mère qui peine à boucler les fins de mois. Surchargée de travail, la mère les laisse chez ses parents, pas loin d'être des fanatiques religieux pour qu'ils s'en occupent. Au bout de quelques années, les enfants finissent par revenir chez leur mère, mais celle-ci n'en finit plus, entre son travail de nuit, et celui de jour, sa vie intime avec les compagnons qui se succèdent, les enfants sont livrés à eux-mêmes et vont devoir se débrouiller tant bien que mal. Mais quand on est pauvre, et qu'on a la peau noire, les préjugés ont vite fait de vous mettre des bâtons dans les roues. Et c'est cet apprentissage de la vie que l'autrice londonienne met en texte, chapitre après chapitre, dans différentes formes textuelles, en tordant la forme narrative, en modelant son texte, et lui donner, à certains passages, une forme d'oralité. Une narration déformée pour illustrer une existence instable, émotionnellement, autant que matériellement, où son seul point d'ancrage reste ce frère cadet, lui-même autant dans la houle qu'Yrsa l'est.
La vie de l'autrice anglaise est décousue, aux côtés d'une mère qui faisait ce qu'elle pouvait, des grands-parents partis dans un délire pentecôtiste un poil extrémiste, un père aux abonnés absents, un aîné parti faire sa vie, un petit frère pour seul compagnon, le peu d'argent du salaire de la mère, et surtout des absences à combler, un sens à sa vie à trouver. Toutes ces épreuves ne pouvaient pas se retranscrire dans un texte linéaire et continu, à la topographie justifiée, aux mots en majuscules. Cette recherche d'une forme différente, de formes différentes, fait écho à cette vie en dents de scie, avec ses béances souvent, ces « choses terribles » que l'autrice évoque en guise de prélude, son refuge dans la drogue, l'abandon de son corps aux mains d'inconnus qui passent, à la dépression dans laquelle elle s'enfonce de plus en plus.
C'est une véritable expérience, que de lire ce livre : entre l'épitaphe et le prologue, se trouve une page. En haut de cette page, une phrase simple « jusqu'ici, j'ai tout aimé, même les choses les plus terribles. » de suite, votre oeil est attiré par une phrase inscrite en bas de la page, mais il vous faut retourner le livre pour la déchiffrer, cette phrase étant imprimée à l'envers de la pagination normale, que je vous laisserai découvrir. C'est inattendu et déconcertant, l'autrice cherche à provoquer des interrogations et des émotions, c'est réussi. le récit est n'est jamais justifié, si vous êtes un-e lecteur-rice maniaque, cela risque d'être dérangeant – je ne le suis pas forcément et j'avoue que cela m'a chatouillé l'oeil d'un bout à l'autre du texte – mais j'imagine que c'est le but recherché. Les vies de Yrsa et de son jeune frère sont ponctuées de traumatismes, et les années passées entre deux grands-parents fanatiques n'ont rien arrangé à l'affaire, qui auraient laissé n'importe qui en rade. Il me semble justement que l'autrice a entièrement assimilé la limite du pouvoir des mots et du langage et a choisi de modeler la mise en forme du récit, comme un reflet, ou même mieux comme une extension des mots qui sont les siens. Elle pousse le lecteur hors de ses retranchements : elle le force à tourner et retourner son livre, la non justification du texte le contraint à adopter un autre rythme de lecture, un rythme scandé par les ressentis de Yra. Car ce texte est véritablement empreint d'une musicalité, scandée par un rythme propre, pas celui auquel on est habitué, auquel on s'attend, mais celui de phrases interrompues soudainement, des phrases qui se détachent des lignes en s'étalant sur trois d'entre elle. Parfois, l'autrice CRIE, parfois, elle « chuchote », quoi qu'il en soit cela ne gène en rien la compréhension du texte.
Je n'ai jamais autant manipulé un livre qu'à travers la lecture du texte autobiographique de
Yrsa Daley-Ward, je ne me suis jamais autant entendu lire à haute voix (mais dans ma tête) un texte, comme une composition à plusieurs voix ou instruments, criant ou chuchotant. Comme dirait l'autre, la vie n'est pas un long fleuve tranquille, notre autrice a décidé que son récit ne le serait pas, comme sa vie ne l'a pas été : elle détruit cette linéarité, factice et classique, pour recréer les gouffres, les nuances, les intonations de sa vie, de sa santé mentale.
Virginia Woolf a développé le flux de conscience pour retranscrire le déroulement des pensées au plus près de ce qu'il est en réalité,
Yrsa Daley-Ward est allée encore un peu plus loin et a mis à un niveau au-dessus ce travail du style littéraire, en innovant elle aussi, en osant casser une narration classique, en s'affranchissant des règles et frontières du récit formaté, allant jusqu'à bouleverser la mise en page, jusqu'à la contribution même de l'imprimeur qui j'imagine a dû sortir de ses repères aussi pour confectionner cet ouvrage hors-norme.
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