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Critique de Arimbo


Voilà un roman fascinant, d'une très grande richesse, un de ceux dont les thèmes abordés ne laissent pas indifférents et qui laisse dans son sillage beaucoup de réflexions et de questions sur ce qu'est le devenir de nos sociétés démocratiques. Je vais essayer d'ajouter mon commentaire de lecture aux très nombreux et remarquables que j'ai pu lire ici.

Une de mes proches, qui me parle depuis des années de sa passion pour Damasio, un auteur de science-fiction dont la production est rare, m'a prêté ce roman, préférant que je commence par celui-là plutôt que par la Horde du Contrevent, dont j'ai lu depuis les critiques dithyrambiques, dont celle en tous points remarquable de mon amie babeliote Chrystèle, qui a choisi, et ce n'est pas un hasard, le titre du livre pour pseudo.

Deux réserves pour commencer.
D'abord sur l'écriture. Pour moi qui suis d'un certain âge et plutôt habitué à l'écriture fluide d'un Kundera ou d'un Modiano, à celle sinueuse de Proust ou de Woolf, cette écriture éruptive, parfois grossière m'a déconcerté. Mais, aussi j'ai.été extrêmement séduit par la construction du récit avec ses différentes voix, ses inventions de langage; à ce propos le récit du séjour du héros Capt dans le Cube est époustouflant.
Et puis, et j'ai lu que cela avait été relevé par une autre babeliote, la place des personnages féminins dans le récit est bien faible, souvent le faire-valoir des hommes, telle BCDT alias Boule de Chat. C'est quand même dommage pour un récit libertaire d'avoir une tonalité non pas machiste, mais «masculino-centrée », car tous les leaders sont des hommes!

Malgré ces deux réserves, c'est un roman que j'ai trouvé vraiment très original, aussi bien dans la trame du récit que dans la dimension philosophique qui le sous-tend.

Nous sommes en 2084, soit 100 ans après Orwell, et ce n'est pas un hasard.
Une colonie d'environ 7 millions d'humains s'est installée sur un satellite de Saturne, des humains qui ont quitté la Terre ravagée par des conflits pour bâtir ce qui est présumé être le « Meilleur des Mondes ». Ils ont bâti Cerclon I, une immense ville constitué de cercles avec un cube central. Dans cette ville, tout est fabriqué par l'Homme, pesanteur, air que l'on respire, mais aussi organisation urbaine en lien avec l'organisation sociale. Tout est géré, tout est sous contrôle sous les apparences d'une démocratie idéale.
Mais en réalité, et le roman nous le montre progressivement, ce doux régime démocratique est celui, d'abord, du consumérisme poussé à l'extrême, avec par exemple ces stupéfiants chariots « intelligents » qui choisissent dans les rayons selon vos goûts, avec les médias omniprésents qui vous conditionnent pour tout, et puis, celui de la perte de l'identité puisque vous ne pouvez plus être Dupont ou Dupond, vous êtes un « dividu », vous n'existez que par le Clastre (un hybride de Classe, Caste, Castre?) un classement de la population à partir de notations réalisées par tous les collègues pour tous leurs collègues (excepté les moins de 12 ans, les retraités et ceux qui ont été déclassés définitivement) et qui sont compilées tous les deux ans par un ordinateur, le Terminor (contraction de Terminator?). Ainsi, vous n'existez et ne résidez dans Cerclon I que par les lettres que le Clastre vous attribue, depuis les 1- lettrés, de A à Z qui habitent le cube central du gouvernement de Cerclon (avec tout en haut, A, le Président), puis les 2-, 3-, 4-, 5-lettrés ( en bas de l'échelle) qui habitent selon leur classement dans un des cercles de Cerclon, le dernier de la Clastre étant non pas ZZZZZ, mais, étant donné la taille de la population, QZAAC! Et ainsi vous pouvez tous les deux ans, monter ou descendre dans l'échelle sociétale, changer de lettres, …et de zone de résidence.
Et puis, il y a le contrôle de tous par tous, dont le témoignage le plus frappant est au centre de chacun des 5 cercles une tour panoptique qui permet à chacune et chacun de surveiller tous les résidents de cette «prison» dorée, car tous les immeubles sont transparents et même leur façade arrière est visible grâce à un ingénieux système de miroirs.
Et enfin, la chirurgie a fait des progrès magnifiques, permettant à tout un chacun d'être un être « augmenté ».
L'ensemble de ces «progrès », qui nous sont décrits au cours de l'action du roman, fait froid dans le dos, car nous percevons que tout cela est déjà en marche de nos jours: les choix de consommation dirigés selon nos goûts enregistrés par les géants de l'internet, le traçage, les caméras de surveillance, l'appréciation quantifiée des professionnels dans les entreprises, mais aussi toutes ces notations anonymes de tout et n'importe quoi, qui fleurissent sur le net et sur les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et enfin les évolutions du modelage humain.

Le roman est l'histoire présente et à venir de cercloniens qui rejettent cette société normative, de leur combat, et de leur construction difficile d'une société utopique qui se veut plus libre, plus décentralisée, dans la « Zone du Dehors », cette partie inhospitalière du satellite de Saturne.
Le début de l'intrigue est celui d'un tournant dans ce groupe de cercloniens, qui avait choisi jusqu'à présent une mode de protestation non violente, après la condamnation à mort de son leader, Zorlk, qui avait assassiné le Président précédent. Sous l'impulsion de Capt, un enseignant universitaire, et de ses acolytes rassemblés dans une cellule dénommée Bosquet, une stratégie d'action plus radicale et violente est décidée, et celles et ceux qui font ce choix entrent dans la « Volte » le préfixe Ré ayant été supprimé pour bien signifier la volonté d'aller de l'avant.
Je ne dévoilerais pas le fil de l'intrigue, et tous ces aspects passionnants, romanesques, car il faut dire que Damasio est un conteur prodigieux, et philosophiques, car une grande place est réservée aux débats, qu'il s'agisse de ceux de Capt avec ses amis, avec ses étudiants, et même avec A, le Président.

Il faut noter que ce récit vif, flamboyant, plein de rebondissements, évite aussi le machinéisme, la vision simplificatrice, qui est parfois le défaut des romans de SF. Ainsi en est il des interrogations et des doutes de Capt sur le bien-fondé de l'action violente. Ainsi on verra que la construction de villages indépendants dans la Zone du Dehors se traduit par l'apparition de cités gangrenées par la drogue et où une mafia prend le pouvoir.
Enfin, ce qui est original dans ce récit, et ce doit être volontaire, c'est qu'il se termine par un nouveau projet vers «plus loin », et qu'il est une sorte de « work in progress ». Cela traduit, je pense, que face à un monde normalisé et contraint, il faut prendre le risque de la liberté et que cela n'est pas simple.

En conclusion, un très beau roman, une anticipation astucieuse de ce que pourrait devenir notre monde, avec en creux tous les travers émergents de notre époque, le poids des médias, du contrôle de nos vies par internet, de l'artifice dans nos vies.
Mais je ne partage pas la vision utopique de l'auteur sur la libération humaine par une (ré)volte libertaire.
J'ai lu que Damasio était proche du mouvement des « gilets jaunes ». Si j'approuve le fait que l'on ne peut continuer avec notre société actuelle, avec son information biaisée en continu, dont la tendance est que les décisions se prennent d'en haut, où le pouvoir démocratiquement élu est trop loin des réalités humaines, je trouve que la volonté de liberté individuelle absolue se heurte à la nécessité pratique du vivre ensemble dans nos gigantesques sociétés modernes. Et les phalanstères et les communautés hippies, entre autres, ne sont pas allées bien loin dans la « Zone du Dehors ».
Mais l'intérêt des romans d'anticipation de qualité, c'est qu'il participent à l'éveil de votre conscience, et en ce qui concerne celui-ci, à nous inciter à être vigilants face au soft power de nos démocraties, à nous interroger en permanence sur les incitations normatives au sein de nos sociétés, sur les limites à définir à la surveillance de nos vies. Mais ce roman laisse entière pour moi la question de la révolte, de son bien-fondé, de son efficacité.

Enfin, quelques derniers mots pour saluer l'inventivité de l'auteur, dans ses jeux avec les mots, ses titres de chapitres étonnants, ses inventions typographiques.
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