Avec son livre
Meursault, contre-enquête,
Kamel Daoud propose de réécrire
L'Etranger de Camus de droite à gauche. Cette écriture en miroir a pour objectif de redonner vie à l'Arabe qui n'apparaît dans l'oeuvre de Camus que pour disparaître aussitôt. Faire un pastiche de L'Étranger était-il le meilleur moyen de donner une identité à l'Arabe ?
Dans
L'Etranger de Camus, un homme nommé Meursault tue un Arabe et est condamné à la peine capitale. Néanmoins, le tribunal reproche bien davantage à Meursault de n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère que d'avoir tué « l'Arabe ». La victime disparaît du livre, volatilisée, et n'intéresse personne. « Il y a de quoi de se permettre un peu de colère, non ? » (p. 74) répond
Kamel Daoud qui donne à cette victime un nom, un corps, et nous enseigne comment il aurait fallu lire
L'Etranger.
Camus avait-il conscience que le seul Arabe présent dans sa littérature disparaît, assassiné, sans que personne ne prête attention à son corps, au deuil de ses proches, ni même à son nom ? ou a-t-il sciemment créé le malaise pour dénoncer leur condition ?
La seule question qui vaille d'être posée est balayée d'un revers de manche par
Kamel Daoud qui confond le narrateur et l'auteur. le narrateur de
Kamel Daoud n'est autre que son alter ego, certes, mais
Albert Camus ne s'est pas interdit d'avoir un peu plus d'imagination. Non, Camus n'a jamais tué un Arabe sans lui attribuer de nom, il n'a pas enterré sa mère sans verser une larme et n'a pas été condamné à mort. Tant s'en faut. Mais son incompréhension du livre d'
Albert Camus est beaucoup trop flagrante pour n'être pas délibérée ; et feinte. Les incriminations de « ton auteur », « ton héros », « ton peuple » à longueur de pages, font de Haroun, le narrateur de
Meursault, contre- enquête et frère de la victime, un donneur de leçons adressées au lecteur occidental qui devrait, selon lui, réapprendre à lire
Albert Camus.
À travers diverses déformations de l'histoire,
Kamel Daoud pousse le misérabilisme jusqu'au bout. le corps de l'Arabe n'a jamais été retrouvé, ni même recherché. La famille de l'Arabe est pauvre parmi les pauvres, si bien que, pour être le premier à arriver chez le colon et proposer ses services, Haroun doit crever les pneus du vélo d'un arabe moins indigent.
Kamel Daoud ne s'est pas contenté de gloser sur ce qu'aurait pu être l'histoire de la victime oubliée, il la réinvente. « Reste la prostituée ! Je n'en parle pas parce qu'il s'agit d'une véritable insulte. Une histoire fabriquée par ton héros. Avait-il besoin d'inventer une histoire aussi improbable que celle d'une pute maquée que son frère voulait venger ? [...] Une pute dont le frère arabe se devait de venger l'honneur. » Vraiment ? Camus est très laconique sur la femme à l'origine de cette affaire de moeurs. Son narrateur dit simplement « c'était une Mauresque » et son ami, qui loue une chambre pour elle, « il y avait tromperie ». Mais libre à
Kamel Daoud d'estimer qu'une Arabe entretenue par un Français est « une pute » et son amant « un proxénète ». L'histoire est transformée dans
Meursault, contre-enquête : pour ne pas humilier davantage la famille de la victime, cette « putain » n'est pas sa soeur mais simplement une femme de sa communauté.
Dès les premières pages, Haroun commence son discours par « Je ne veux pas jouer la victime, mais » (p. 40). Mais alors, la joue-t-il ou ne la joue-t-il pas ? Haroun a tué un colon prétendument sans raison comme son frère a été tué par Meursault, car, dit-il, « L'absurde, c'est mon frère et moi qui la portons sur le dos ou dans le ventre de nos terres, pas l'autre. ». Il faut bien reconnaître la fascination pour cet « autre », qu'il soit le colon ou l'écrivain de génie que
Kamel Daoud souhaite remplacer en faisant ce roman assumé comme un crime : « Ah, tu sais, moi qui pourtant ne me suis
jamais soucié d'écrire un livre, je rêve d'en commettre un. » (p. 108). C'est en commettant à son tour l'innommable que l'Arabe acquiert un nom – et sa victime garde son nom elle aussi, elle ne saurait être effacée aussi simplement que l'a été l'Arabe. Mais cette quête identitaire, toujours réalisée par opposition au colon, est inachevée. En témoigne le fait que
Kamel Daoud dit avoir réécrit
L'Etranger de droite à gauche... mais il l'écrit en français ! Les contradictions font en quelque sorte partie de l'identité retrouvée. « Si tu m'avais rencontré il y a des décennies, je t'aurais servi la version de la prostituée/ terre algérienne et du colon qui en abuse par viols et violences répétés. » Volontiers. Pourquoi Haroun s'interrompt-il ? Pourquoi chaque dénonciation de la colonisation est-elle ainsi avortée ? Ce livre est une hésitation sans fin entre une posture de victime et une autre, plus énergique, de revanche.
Très vite, le roman de
Kamel Daoud trouve un mobile au meurtre : la vengeance, mot qui fait surface comme une évidence dans la seconde partie du roman, et qui met en échec toute reconstitution de l'absurde. le meurtre de l'Arabe en 1942 était absurde parce que l'indigène ne suscitait que des sentiments d'indifférence chez Meursault ; mais celui du colon ne l'est pas, même après la guerre d'Indépendance, car tuer par vengeance n'est pas absurde.
Lorsqu'à la fin du livre, une femme fait irruption dans la vie de Haroun, le lecteur respire une bonne bouffée d'oxygène. Cependant la femme se retire et Haroun, qui aurait enfin pu devenir un homme marié et fonder une famille, reste prisonnier cette identité, celle du criminel endeuillé. Jamais Haroun ne nous est montré dans ses vices plutôt que dans son crime, avec des habitudes plutôt qu'une obsession, comme un homme avant tout. L'absurde se prête mal à la description de sentiments. Or ce sont eux qui donnent chair à un personnage et font dépasser les préjugés racistes.
Le dernier outrage à l'oeuvre de Camus apparaît à la fin du livre lorsque Haroun attend de mourir de vieillesse. L'hommage en forme de pastiche à l'oeuvre d'
Albert Camus est déplacé car l'attente paisible du vieillard est assimilée au couloir de la mort. Ce faisant, les efforts d'
Albert Camus pour nous faire sentir l'horreur de la peine de mort sont anéantis. Les tourments de Meursault et de Haroun ne sont pas comparables. L'un est exécuté pour avoir tué l'Arabe et l'autre est à peine inquiété. Car, faut-il le rappeler, il y a des vainqueurs dans cette Histoire et c'est justement pour cela qu'il n'était pas possible de réécrire
L'Etranger en forme de miroir. L'estocade finale de
Kamel Daoud, d'un bras maladroit et inexpérimenté, achoppe sur une impasse.
Meursault, contre-enquête n'est pas un livre de l'absurde mais du désespoir. Aucun dépassement dialectique n'est proposé à ce jeu du tortionnaire et de la victime où chacun devient son propre bourreau à force de rumination. Si l'oeuvre de
Kamel Daoud a le mérite d'avoir repris une à une les pierres de la demeure coloniale pour bâtir son propre logis, la maison qu'il occupe est hantée.
Que ce livre ait obtenu le prix Goncourt du premier au roman est assez inquiétant. Ce prix démontre que Français et Algériens ne peuvent se donner la main autrement qu'en commettant ou laissant commettre un crime et en confondant, dans leur précipitation, narrateur et auteur, outrage et hommage. le ressentiment des uns appelle les bons sentiments des autres, ou l'inverse, ce qui est encore pire.
Kamel Daoud surfe sur la vague de la bien-pensance. Ballotté par la répulsion à l'égard des colons et l'admiration pour un géant de la littérature, il se noie dans l'incapacité à adopter une identité propre, indépendante. Avec ce prix, c'est la condescendance qui point, non la reconnaissance éclairée envers une oeuvre. Ne se pourrait-il pas qu'un jour, le jury aborde l'oeuvre d'un Algérien non pas avec des sentiments d'avidité, de rejet, d'amour, de rancoeur, de complaisance, mais enfin d'indifférence ?
Dans
Meursault, contre-enquête, l'indigène cesse d'être un étranger pour devenir un ennemi. Les Arabes sont tour à tour des victimes et des bourreaux non identifiés, mais jamais des hommes, tout simplement. En offrant un nom à l'Arabe,
Kamel Daoud n'a sorti de l'anonymat que lui-même.