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Critique de R-MDominik


Il y avait donc un Erri de Luca que je n'avais pas lu...
Lors de ma dernière récolte à La Librairie du Channel / Actes Sud, après avoir discuté avec ma charmante libraire du Erri de Luca, paru quelques semaines plus tôt, « le tour de l'oie », j'ai acheté sa dernière parution « Europe, mes mises à feu », puis je me suis trouvé ébahi devant un livre de la collection folio écrit par lui en 2012 "Le tort du soldat".
Je ne le connaissais pas.
J'ai attendu pour lire car je ne sais lire cet auteur qui parle directement à mes sens, à mon coeur que lorsque je peux complètement m'y abandonner.

J'avais un besoin vital de respirer, je savais qu'Erri était très engagé, d'une humanité sans borne, d'une empathie envers les rejetés, concerné (j'aime ce mot) par les drames de notre époque, par cette « mare nostrum » cimetière de notre temps.
« La Méditerranée est le laboratoire le plus intensif de transformation de corps humains en plancton. Aujourd'hui, les corps des êtres humains sont entrés dans le cycle alimentaire, à travers les poissons, les marchés, les cuisines. »
Qu'il « déplore une Europe qui s'imagine verrouillée pour vieillir dans son hospice de luxe ».
Déjà et encore là aussi cette fascination pour les vers d'Yitskhok Katzenelson, ce poète yiddish qui écrivit un long poème « le chant du peuple juif assassiné » de 800 vers et l'enfouit entre les racines d'un arbre au camp d'internement de Vittel où il se trouvait « parce que les combattants du ghetto de Varsovie l'avaient fait sortir avec de faux papiers ».
Après la guerre, une femme, une ancienne prisonnière, creuse et récupère ces vers qu'Erri a traduit.
Je savais, mais j'ai quand même été happé par la lecture, fracassé par ses mots, sur nos maux.
Je n'ai pas ouvert « La mort du soldat » tout de suite, mon cerveau n'était pas libre, encombré qu'il était par mes colères.
Toujours mes colères, mes indignations, à cela aucun remède.
Le temps peut-être.
Parfois elles me laissent un peu désespéré sur le bord du chemin et je peux de nouveau m'adonner tout entier à la lecture.
Alors je suis passé par d'autres livres achetés, comme « les nouveaux anarchistes » de Francis Dupuis-Déri, l'auteur/chercheur canadien « spécialiste » (je déteste ce mot) de l'histoire de l'anarchie, ou encore le numéro 4 de « La revue Lundimatin papier » consacré aux gilets jaunes.
Le temps s'écoulait, j'attendais pour lire « le tort du soldat ».
Patiemment.
Et pourtant lire un Erri de Luca me rend fébrile dès que j'ouvre un nouvel opus. La magie fonctionne toujours, m'arrêtant souvent au cours de ma lecture, je me répète des phrases entières pendant de longues minutes, je fais rouler les mots dans ma bouche, mon cerveau vagabonde avec lui, avec sa profondeur, avec sa poésie.
Je l'ai ouvert aujourd'hui.
J'ai retrouvé entre les pages, ses mots sur le ghetto de Varsovie, sur les vers de Katzenelson, sur l'histoire de son apprentissage de la langue Yiddish. Sur son travail de traduction du « di Familie Mushkat » le roman d'Israel Joshua Singer.
Erri dit « le Yiddish a été mon entêtement de colère et de réponse. Une langue n'est pas morte si un seul homme au monde peut encore l'agiter entre son palais et ses dents, la lire, la marmonner, l'accompagner sur un instrument à cordes. »
Et puis, j'aime la montagne, mais pas comme Erri, je suis incapable de la gravir, sa présence m'apaise, j'y vois l'écoulement lent du temps.
Erri dit « Escalader est le plus lent déplacement du corps humain. le poids sur chaque prise est une syllabe pensée, en gagnant des centimètres.

Le point de départ de ce livre est une rencontre, ou plutôt une proximité dans un restaurant.

Petite parenthèse liminaire.
Au moment de la lecture, cela m'a rappelé ce qui nous est arrivé un jour de 2014 à La Gaccily où nous visitions le festival photo. le midi, nous déjeunions à la terrasse d'une brasserie, face à l'entrée des jardins. A la table à côté, bien que n'écoutant pas, nous entendions deux jeunes femmes parler et, dans la même phrase parfois, alterner français et allemand. Très surpris, sans le vouloir nos oreilles étaient attirées par les voix de ces deux femmes, nous avons appris plus tard que c'étaient la mère et la fille, Laurence et Liza, la maman née en Bretagne mais vivant depuis son mariage je crois, en Autriche, et la fille, autrichienne, qui essayait son français.
Une très belle rencontre, très émouvante de deux très belles personnes, rencontre dont je garde le souvenir très présent, ainsi qu'une petite proximité. Nous suivons nos parcours (enfin, moi surtout) et ne désespérons pas de nous revoir un jour...
Refermons cette parenthèse.

Ma rencontre fut plus heureuse que celle d'Erri.
Car le montagnard rugueux traducteur de Yiddish par devoir de mémoire croise le chemin d'un criminel de guerre nazi et de sa fille...
A partir de cette rencontre, le livre est écrit à la première personne du féminin singulier.
Erri n'a pas pour habitude de s'exprimer ainsi, se mettant à la place de l'un de ses personnage féminin pour raconter une autre histoire.
A partir de cette rencontre, c'est elle qui parlera, cette fille de criminel nazi qui ne se voit qu'un seul tort, « le seul tort du soldat, c'est la défaite ».
Je ne vais pas raconter plus.
C'est le livre d'Erri qui m'a le plus troublé, un livre sombre, profond. La barbarie nazie non pas racontée, mais évaluée à hauteur d'homme, à hauteur d'un criminel qui n'en conçoit aucune honte et raconté froidement par sa fille qui ne se sent pas concernée par cette hérédité, elle qui a « reçu un père en héritage du temps précédent ».
Elle qui accepte d'être sa fille.
Cette fille qui croit voir en ce montagnard rencontré dans une auberge, un souvenir d'enfance.

Une réflexion.

Pas celle d'Hanna Harrendt, Erri nous laisse avec des questions
Si la poésie d'Erri se retrouve dans la première partie, je crois qu'elle est complètement absente de la seconde, comme si cette fille ne pouvait être un être à part entière.

J'ai terminé la lecture en quelques heures (j'ai l'impression que ce ne furent que des minutes!) ...
18 avr. 2019 à 19:51
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