Passionnée par les récits de vies et autres témoignages de rescapés de la Shoah et des camps de concentration, voici plusieurs mois que j'avais entendu parler des livres de
Charlotte Delbo, sans vraiment parvenir à les trouver. C'est aujourd'hui chose faite avec ce tome 1 de la trilogie Auschwitz et après (trouvé à l'espace culturel Leclerc, aux
Editions de Minuit, collection double).
Charlotte Delbo (née en 1913) a été déportée (par
le convoi du 24 janvier 1943 dont seules 49 femmes sur 230 reviendront) pour son appartenance au Parti Communiste Français et pour faits de Résistance. Son mari (Georges Dudach), lui, a été fusillé au Mont-Valérien le 23 mai 1942. Elle restera à Auschwitz jusqu'au début de l'année 1944, date à laquelle elle est transférée à Ravensbrück jusqu'en avril 1945 (soit 27 mois de déportation).
Ce livre, elle l'a écrit à son retour, dans un cahier. Sans doute pour ne rien oublier des images qui la hantaient. Elle ne le publiera qu'en 1970 sans doute après avoir retravaillé à sa rédaction afin de le rendre plus supportable pour qui n'a pas connu de tels faits et après l'avoir complété de textes plus "poétiques" mais néanmoins très réalistes.
Car, faut-il le dire, cette lecture n'est pas une partie de plaisir !
De la même façon que l'a fait
Alain Resnais avec son film documentaire Nuit et Brouillard sorti en 1956,
Charlotte Delbo contribue, avec ce témoignage qui n'est pas un récit mais qui a néanmoins une valeur universelle, à informer sur ce qui a été et la façon dont elle l'a vécu, à faire un devoir de mémoire vis-à-vis des victimes et, peut-être, en l'écrivant et en le partageant, faire oeuvre de catharsis.
Sur le fond,
Charlotte Delbo met des mots et des images insoutenables sur ce qui a fait son quotidien à Auschwitz et la façon dont celui-ci s'est imprégné dans son esprit, son corps et son coeur : la durée interminable des appels ; le froid qui tétanise ; la poussière qui assoiffe ; la faim qui dévore ; la soif inextinguible ; les nuits très courtes et agitées dans la vermine et les poux ; la peur au ventre de faire, de ne pas faire, de mal faire ; l'hygiène déplorable quand le corps ne peut plus rien retenir ; les travaux harassants ; l'omniprésence de la violence et de la barbarie ; la mécanique bien rôdée de l'extermination de masse... Mais aussi, la déshumanisation, la délation, les mécanismes de survie qui se mettent en place et tendent à ne plus se défendre ni protester, à ne plus aider, à ne plus agir et réagir quand, à son côté, l'une des leurs se laisse tomber et finit par mourir. Et également, cette peur insidieuse chronique qui, tel un linceul, colle à la peau au point, à un moment donné, de penser préférer la mort à la vie.
Sur la forme, ce témoignage est particulièrement atypique. D'une part, car il ne s'agit pas d'un récit linéaire mais d'une succession de courts textes, de formes et de tailles différentes, qui s'impriment dans l'esprit du lecteur comme autant d'instantanés pris sur le vif. A plusieurs reprises, l'auteure écrit qu'elle est au café en écrivant ses textes... Il y a là comme une distorsion entre une réalité heureuse et une narration particulièrement macabre, comme pour témoigner de la déchirure (voire la culpabilité) qu'elle continue de ressentir face à ce retour. Elle dit d'ailleurs, à un moment, qu'elle n'est pas tout à fait revenue.
Et puis, d'autre part, il y a ce rythme des phrases et des mots. Des phrases pas toujours ordonnancées comme on l'attendrait : entre autres "Aucun de nous ne reviendra" qui reviennent comme un leitmotiv témoignant qu'elles ne se faisaient plus trop d'illusions sur leur prochaine libération, mais aussi, là encore, que celles qui en sont revenues, ne seront plus jamais les mêmes.
Les mots : la description du froid ressenti sur les corps, la soif ressentie par Charlotte qui l'obligera à prendre des risques, les ordres aboyés par les Allemands et les kapos, la description des "fantômes" du block 25 et des cadavres dénudés qui s'amoncellent et qu'il faut charrier, les odeurs... des mots choisis, concis, pesants, crus même, répétés, martelés, accompagnés d'adjectifs précisant encore plus les choses... contribuent à ancrer dans les yeux et l'esprit des lecteurs des images insoutenables... comme pour dire, nous allions à marche forcée vers la mort...
Faites en sorte, lecteurs, de ne jamais oublier ce qui a été fait là !
Et
Charlotte Delbo de préciser en exergue de son livre : "Aujourd'hui, je ne suis pas sûre que ce que j'ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c'est véridique."
Pour ma part, au-delà de l'aspect informatif que je connaissais déjà, j'ai été bouleversée la concision de ses écrits, par le poids de ses phrases, de ses mots, et des images très (trop ?) réalistes qu'ils génèrent.
Une fois de plus, je reste pantoise face à l'indicible qu'elle parvient ici, avec le recul, à mettre en mots et je n'arrive toujours pas à comprendre comment ce peuple de gens éduqués qu'étaient les Allemands ont pu en arriver là. Comme j'ai pu le ressentir face au visionnage de Nuit et Brouillard, cela dépasse mon entendement. Et je suis encore plus abasourdie lorsque j'entends dire, ici ou là par d'habiles révisionnistes, que cela n'a jamais existé. Mais peut-on inventer de telles images ? de tels ressentis ?
J'ai été aussi particulièrement touchée et émue aux larmes de voir comment des femmes fortes, responsables et courageuses (elles étaient pour la plupart politisées et résistantes) ont pu, du fait des privations, des travaux exigés et des mauvais traitements, devenir cette masse soumise, indéterminée et nauséabonde, sans plus aucune dignité ni individualité, souvent plus désireuses de la mort que de la vie.
Et je suis encore plus abasourdie par cette extrême capacité de résilience qui a permis à certaines d'entre elles de s'en sortir et de continuer, bon an, mal an, à avancer dans la vie tout en assumant d'importantes responsabilités.
Qui aurait aujourd'hui le courage de ces femmes ?
Les tomes 2 de la trilogie Auschwitz et après sont :
Une connaissance inutile (1970)
Mesure de nos jours (1971)
Dans un autre livre publié en 1965, l'auteure évoque
le convoi du 24 janvier.