Issue d'une famille d'immigrés italiens, membre des Jeunesses communistes, résistante en 1941 aux côtés de son époux Georges Dudach,
Charlotte Delbo et lui sont arrêtés par la police française en mars 1942. Son mari sera fusillé au Mont Valérien. Elle, sera déportée vers la Pologne.
C'est en avril 1945, après vingt-sept mois de détention dans les camps d'Auschwitz-Birkenau et de Ravensbrück, que
Charlotte Delbo revient en France, elle a 33 ans. de cette période tragique, elle écrira plus tard un livre-témoignage devenu essentiel : « Aucun de nous ne reviendra », ouvrage publié en 1965 aux éditions de Minuit.
Si
Charlotte Delbo n'a jamais fait publier de recueil de poésie proprement dit, elle était profondément attachée à l'écriture de poèmes. « Seul le langage de la poésie donne à voir et à sentir » confie-t-elle dans une interview donnée en 1965 lors de la sortie de Aucun de nous ne reviendra.
« Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants » regroupe des poèmes épars publiés dans diverses revues ou dans plusieurs de ses livres, ou encore restés inédits.
Dans des poèmes en vers libres, au contenu saisissant
Charlotte Delbo évoque tour à tour le portrait de l'homme qu'elle aimait, la jeunesse brisée, les espoirs devenus de profonds regrets, le retour des camps, le silence étrange qui l'entoure, l'étrange culpabilité d'être revenue sauve, et puis les indicibles souvenirs, tous les visages et les prénoms des êtres aimés et disparus, les corps éprouvés jusque dans la mort, et puis parfois aussi, le ressentiment envers les « vivants », ceux qui ne veulent pas savoir, qui préfèrent oublier.
« Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
vous,
qu'on revient de là-bas
On revient de là-bas
et même de plus loin. »
Dans d'autres poèmes écrits des années plus tard,
Charlotte Delbo s'émeut de la situation sociale et politique en Pologne, de l'engagement en 1981 du syndicat Solidarnosc, ou encore de l'action de Mères de la Plaza de Mayo à Buenos-Aires, des femmes manifestant tous les jours contre la disparition entre 1976 et 1983 de leurs fils, victimes de la junte militaire alors au pouvoir en Argentine.
La poésie de
Charlotte Delbo est une poésie du témoignage mais aussi de la pensée et de l'engagement.
J'avais été ému par la lecture d'Aucun de nous ne reviendra, par le récit bouleversant des années passées dans les camps d'extermination. Je l'ai été tout autant par « Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants ». Rien ne peut nous être étranger dans les poèmes que contient ce recueil.
« Vous ne pouvez pas comprendre
vous qui n'avez pas écouté
battre le coeur
de celui qui va mourir »
L'écriture de
Charlotte Delbo est celle d'une femme touchée au coeur, qui a éprouvé jusque dans son corps le poids incertain de la vie. C'est une écriture où transparaît chez elle l'incertitude d'être bien revenue, d'être sortie d'un lieu qui avait tout à voir avec l'enfer.
Et si parfois elle prend à témoin le lecteur, si dans un « vous » elle le tient à distance de sa douleur, de son épreuve, c'est pour mieux qu'il se défasse de son ignorance et de son inaction, pour qu'il prenne conscience de l'urgence à penser et à agir. L'homme oublie si vite le sens de l'Histoire.
« (...)
comment vous pardonner d'être vivants...
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d'argent
comment comment
vous pardonner d'être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d'être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie. »
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