Citations sur Le monolinguisme de l'autre, ou, La prothèse d'origine (54)
L'essence du langage, disons aussi bien de la langue (Sprache), Scholem, comme d'autres, Benjamin ou Heidegger par exemple, la détermine à la fois depuis la sacralité et depuis la nomination, en deux mots depuis les noms sacrés, depuis la force du nom sacro-saint […].
amadouer, c'est-à-dire aimer en enflammant, brûler (l'amadou n'est jamais loin), peut-être détruire, en tout cas marquer, transformer, tailler, entailler, forger, greffer au feu, faire venir autrement, autrement dit, à soi en soi.
Bien que je mesure, crois-moi, le ridicule et l'outrecuidance de ces allégations puériles (comme le « je suis le dernier des Juifs » dans Circonfession), j'en prends le risque pour être honnête avec mes interlocuteurs et avec moi-même, avec ce quelqu'un en moi qui sent ainsi les choses. Ainsi et non autrement. Comme toujours je te dis la vérité, tu peux me croire, toi.
Si j'ai toujours tremblé devant ce que je pourrais dire, ce fut à cause du ton, au fond, et non du fond. Et ce que, obscurément, comme malgré moi, je cherche à imprimer, le donnant ou le prêtant aux autres comme à moi-même, à moi comme à l'autre, c'est peut-être un ton. Tout se met en demeure d'une intonation.
Et plus tôt encore, dans ce qui donne son ton au ton, un rythme. […]
Cela commence donc avant de commencer. Voilà l'origine incalculable d'un rythme.
Je n'ai cessé d'apprendre, surtout en enseignant, à parler bas, ce qui fut difficile pour un « pied noir » et surtout dans ma famille, mais à faire que ce parler bas laissât paraître la retenue de ce qui est ainsi retenu, à peine, à grand peine contenu par l'écluse, une écluse précaire et qui laisse appréhender la catastrophe. À chaque passage le pire peut arriver.
Car toujours, je l'avoue, je me rends à la langue.
Mais à la mienne comme celle de l'autre, et je me rends à elle avec l'intention, presque toujours préméditée, de faire qu'elle n'en revienne pas : ici et non là, là et non ici, non pour rendre grâce à rien qui soit donné, seulement à venir, et c'est pourquoi je parle d'héritage ou de dernière volonté.
Je n'en suis pas fier, je n'en fais pas une doctrine, mais c'est ainsi : l'accent, quelque accent français que ce soit, et avant tout le fort accent méridional, me paraît incompatible avec la dignité intellectuelle d'une parole publique.
Paris peut toujours assurer ce rôle de metropolis et occuper cette place pour un provincial, comme les beaux quartiers pour une certaine banlieue. Paris, c'est aussi la capitale de la littérature. Mais l'autre n'a plus dans ce cas la même transcendance du là-bas, l'éloignement de l'être-ailleurs, l'autorité inaccessible d'un maître qui habite outre-mer.
Parfois je me demande si cette langue inconnue n'est pas ma langue préférée. La première de mes langues préférées. Et comme chacune de mes langues préférées (car j'avoue en avoir plus d'une), j'aime à l'entendre surtout hors de toute « communication », dans la solennité poétique du chant ou de la prière.
je ne voudrais pas me servir trop facilement du mot « colonialisme ». Toute culture est originairement coloniale. Ne comptons pas seulement sur l'étymologie pour le rappeler. Toute culture s'institue par l'imposition unilatérale de quelque « politique » de la langue. La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d'imposer et de légitimer les appellations. On sait ce qu'il en fut du français en France même, dans la France révolutionnaire autant ou plus que dans la France monarchique. Cette mise en demeure souveraine peut être ouverte, légale, armée ou bien rusée, dissimulée sous les alibis de l'humanisme « universel », parfois de l'hospitalité la plus généreuse. Elle suit ou précède toujours la culture comme son ombre.