En attendant qu’on frappe les trois coups, Sarah sirote de la piquette avec les soldats. Elle est enveloppée dans un manteau de léopard, elle porte un collier de diamants. Elle estime que ces garçons ont besoin de lumière plutôt que d’une marraine tristement habillée de noir, et même s’ils savent que, sous le luxe de l’énorme fourrure, elle est entortillée dans des pansements.
Derrière moi, quelqu’un chuchote :
- Sarah Bernhardt, c’est ça ?
On ne voit encore qu’un tas de petits plis. Je me dis que la vraie Sarah n’a pas encore fait son entrée, ce n’est qu’une vieille dame qui papote. Mais la Bernhardt va venir, celle dont la voix couvre le bruit des armes et des canons. Cela ne saurait tarder.
Elle aura toujours été au plein milieu de sa vie, sans aucun sens de la mort à préparer ou de la nécessité de s’arrêter pour contempler le chemin parcouru… D’ailleurs non, elle n’était pas au milieu de sa vie, elle en a toujours été à l’extrémité la plus piquante, à la pointe violente et capricieuse, fougueuse et séductrice de la vie.
Alors la douleur qu’elle avait oubliée est revenue. Sarah a vacillé, elle s’est abandonnée à la maladie. Le genou a gonflé comme un ballon.
Comme une tête de nouveau-né, s’extasiait-elle.
Impossible de s’appuyer sur cette jambe.
L’été suivant, à Belle-Ile, elle s’est étendue sur une chaise longue au soleil et elle a attendu que le soleil la dévore. Elle pensait fermement que les rayons brûlants combattraient l’inflammation provenant de l’intérieur de son corps, que le soleil gagnerait à coup sûr.
(…) Elle grillait au soleil et elle mourait d’ennui.
Pour rien. La jambe n’allait pas mieux.
Alors elle s’est vengée sur moi :
- Susan, pourquoi es-tu si aussi petite ? Je ne veux pas d’un avorton près de moi.
Elle m’a offert des chaussures importables, beaucoup trop grandes, à talons dangereux. Je ne reconnaissais plus mes pas sur le gravier. Et comme elle, je me suis mise à boiter. Mais je trouvais toujours mille arguments pour excuser ses caprices et même lui être reconnaissante de ce cadeau. En m’obligeant à porter de telles chaussures, elle tentait sans doute de me façonner. Elle voulait absolument que je lui plaise et elle y travaillait. Mais j’ai bien vu que ma démarche instable et ridicule la faisait rire. En quelque sorte j’étais payée pour ça.
Pour qu'il y ait l'énergie d'une vague il faut envisager le creux, pour qu'il y ait l'écume il faut les crabes que s'envasent là-dessous, pour qu'il y ait le sommet il faut l'action sourde des vers en contrebas, et leur incessante sape.