Voilà bien le problème avec les événements inexplicables : on finit immanquablement par conclure à la prédestination, au réalisme magique ou au complot gouvernemental.
(Alto, p.178)
« Il ne partageait pas le Glorieux Imaginaire Routier Nord-Américain. De son point de vue, la route n’était qu’un étroit nulle-part, bordé à bâbord et à tribord par le monde réel. » (p. 45)
Il s'agit d'une sorte de terrain de camping préhistorique, où le défi consiste à reconstruire l'identité et le mode de vie des campeurs à partir des minuscules déchets qui jonchent le paysage. La tâche est délicieusement complexe, car si l'on piste aisément les sédentaires en suivant les traces de doigts graisseux dont ils maculent l'histoire, la lointaine présence des nomades doit se deviner avec trois fois rien: un hameçon en os de phoque grugé par l'acidité du sol, des traces de charbon de bois, des coquillages éparpillés parmi les galets.
L'île Stevenson a été passablement achalandée au cours des siècles. En grattant bien, on devine la trace ténue des pêcheurs de l'Archaïque maritime, des chasseurs de phoques du Dorset, des Scandinaves barbus, des Inuits du Thuléen, des baleiniers basques, des Naskapis et des naufragés français, - sans compter une poignée d'archéologues qui n'ont pas pris de douches depuis deux semaines et s'excitent au moindre éclat de silex.
« De tous temps, la paternité a constitué un concept volatil. Au contraire de la maternité, que le caractère spectaculaire de la grossesse légitime de facto, la paternité manque de tangibilité. Aucun témoin oculaire ne peut plaider la cause du géniteur, aucun accouchement ne prouve son lien avec l’enfant. Le statut de père n’a réellement touché la terre ferme qu’avec l’apparition des tests d’ADN, une consécration somme toute peu glorieuse puisque le géniteur, en recourant à ce procédé pour ainsi dire judiciaire, admet son incapacité à faire reconnaître son statut par la diplomatie traditionnelle. En brandissant les résultats d’analyse, il consolide sa paternité biologique mais sacrifie, dans la foulée, sa paternité sociale. » (p. 221)
« Peu à peu, l’ambition de perpétuer les traditions familiales s’insinua dans son esprit. Il lui semblait inconvenant que l’arrière-arrière-petite-fille d’Herménégilde Doucette consacrât sa vie à éviscérer des morues et faire des devoirs de sciences naturelles. Elle était destinée à devenir pirate, morbleu ! » (p. 61)
« Mon nom n’a pas d’importance. Tout débute au mois de septembre 1989, vers sept heures du matin. » (p. 11)
Notre librairie est, en somme, un monde entièrement composé et gouverné par les livres - et il me semblait tout naturel de m'y dissoudre totalement, de vouer mon destin aux milliers de destins dûment empilés sur ces centaines d'étagères.
« La librairie S. W. Gam est un de ces coins du cosmos où les humains ont depuis longtemps perdu le contrôle de la matière. » (p. 23)
Pour ma part, je souffre d'une carence : je suis bouquiniste sans histoire, sans trajectoire propre; ma vie obéit à l'attraction des livres, le faible champ magnétique de mon destin subit la distorsion de ces milliers de destins plus puissants et plus intéressants.
Ce revirement de situation déplairait sûrement à son redoutable aïeul, le pirate Herménégilde Doucette. "Quelle idée aussi, de travailler dans une poissonnerie, grognerait-il avec sa voix usée, alors qu'il suffit de descendre au port et de s'embarquer sur un bateau."
- Mais pépère, plaiderait Joyce en écartant les bras, on est en 1989 !
- Et alors, qu'est-ce que ça peut bien changer?
Comment lui expliquer? Ce monde ne ressemble plus à celui d'hier. Les caisses enregistreuses, les guichets automatiques, les transactions par carte de crédit, les téléphones cellulaires... L'Amérique du Nord ne sera bientôt plus qu'une série de réseaux informatiques connectés les uns aux autres. Ceux qui sauront manœuvrer un ordinateur pourront tirer leur épingle du jeu. Les autres manqueront le bateau.