Citations sur Se défendre (27)
Dans certaines circonstances et pour certains corps, se défendre équivaut à mourir par épuisement de soi: se battre c'est se débattre vainement, c'est être battu.e. Une telle mécanique de l'action malheureuse a des implications en termes de mythologies politiques (quel peut être le destin de nos résistances?), de représentations du monde comme de représentations de soi (que puis-je faire si tout ce que j'initie pour me sauver me conduit à ma perte?).
Des techniques d'autodéfense apprises auprès de maîtres de ju-jitsu - exemple paradigmatique de captation par les colons d'un savoir issu des colonisés - ont ensuite été utilisées contre les colonisés eux-mêmes dans le cadre d'une répression coloniale. Ces procédés ont ensuite circulé dans les sociétés civiles métropolitaines, à la fois comme un savoir "exotique" - provenant des subalternes, donc relativement dénigré, ce qui rendait son enseignement auprès des femmes blanches envisageable - et comme un savoir nouveau, aux vertus insoupçonnées, mais aussi "amélioré", "révélé" par sa réinterprétation coloniale et son acclimatation à la masculinité occidentale.
Contexte nationaliste oblige, la défense de soi et la fierté féminine deviennent non seulement licites mais constituent des valeurs relais qui figurent la puissance et l'unité de la nation.
À la différence de l'autodéfense féministe, ces traités et manuels de self-défense féminine illustrent cependant une autre politique des corps, dans la mesure où l'efficacité martiale y est toujours neutralisée par une injonction contradictoire : les femmes doivent certes pouvoir accéder à la culture physique, bénéficier de ressources prophylactiques leur permettant de se maintenir en bonne santé, voire apprendre quelques techniques de protection, mais à la condition qu'elles demeurent des "femmes", c'est-à-dire tout de même, au fond, des corps sans défense.
Argument classique dans les polémiques sur le sport féminin, l'exercice physique est acceptable pour les femmes tant qu'il ne débouche pas sur une indifférenciation des corps sexués.
"Passer à la violence" - celle de l'action directe et de la revendication sans compromission - est ainsi inextricablement lié au constat que la revendication d'une égalité civile et civique ne peut être adressée pacifiquement à l'État puisque ce dernier est le principal instigateur des inégalités, qu'il est vain de lui demander justice car il est précisément l'instance première qui institutionnalise l'injustice sociale, qu'il est donc illusoire de se mettre sous sa protection puisqu'il produit ou soutient les mêmes dispositifs qui vulnérabilisent, qu'il est même insensé de s'en remettre à lui pour nous défendre puisqu'il est précisément celui qui arme ceux qui nous frappent.
[...] il s'agit constamment d'affronter le paradoxe selon lequel il faut s'armer pour défendre un régime de droit, il faut réprimer violemment pour défendre la non violence [...].
Puisque les corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu'ils sont la source d'un danger, agents de toute violence possible, la violence qui s'exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et de l'État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse qu'elle est : elle est seconde, protectrice, défensive - une réaction, une réponse toujours déjà légitimée.
Dans cette perspective, Locke promeut un droit de punir qui se doit de respecter un principe de proportion entre le crime et la peine. Il considère pourtant que porter atteinte à la propriété d’autrui (qu’il s’agisse de faire violence à son corps ou de voler ses biens) équivaut, en tant qu’il s’agit d’une offense aux lois de la nature et donc à Dieu, à s’exclure soi-même de l’humanité. Autant dire que cela ne plaide pas en faveur d’une modération dans l’usage du droit de punir. Au droit de conserver ses biens, au droit légitime de tout.e propriétaire à « se faire justice », Locke oppose l' »injuste violence » et l' »esprit de carnage » des criminels. Eux ont, par leurs actes, « déclaré la guerre à tous les hommes, et par conséquent [doivent] être détruits comme un lion, comme un tigre, comme une de ces bêtes féroces avec lesquelles il ne peut y avoir de société ni de sûreté ». Au même moment où le vol est défini comme une déclaration de guerre, de guerre sociale s’il en est, Locke transforme cette guerre sourde en véritable « chasse » : plutôt que d’une bataille entre propriétaires et voleurs, il s’agit d’une chasse aux corps indigents, hétéronomes, asservis.
L’histoire des dispositifs de désarmement témoigne de la construction de groupes sociaux maintenus dans la position d’être sans défense. Ils vont de pair avec une régulation de l’accès aux armes et aux techniques de défense qui tentent de juguler des contre-conduites multiples. Si l’on assiste tout au long de la Modernité à un processus de judiciarisation des conflits qui a consisté à encadrer drastiquement les antagonismes sociaux et les affrontements « entre pairs », incitant les individus à s’en remettre à la justice et à la loi, ce même processus a aussi produit un en-dehors de la citoyenneté. L’exclusion du droit à être défendu.e a impliqué la production de sujets indéfendables parce que réputés « dangereux », violentés et toujours déjà coupables, alors même que tout était fait pour les rendre impuissants à se défendre.