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Citations sur Se défendre (27)

L’histoire de l’autodéfense est une aventure polarisée, qui ne cesse d’opposer deux expressions antagoniques de la défense de « soi » : la tradition juridico-politique dominante de la légitime défense d’une part, articulée à une myriade de pratiques de pouvoir aux diverses modalités de brutalité qu’il s’agira ici d’excaver, et l’histoire ensevelie des « éthiques martiales de soi », d’autre part, qui ont traversé les mouvements politiques et les contre-conduites contemporaines en incarnant avec une étonnante continuité une résistance défensive qui a fait leur force.
Je propose ici d’arpenter une histoire constellaire de l’autodéfense. Tracer cet itinéraire n’a pas consisté à piocher parmi les exemples les plus illustratifs, mais plutôt à rechercher une mémoire des luttes dont le corps des dominé.e.s constitue la principale archive : les savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, les praxis d’autodéfense féministe, les techniques de combat élaborées en Europe de l’Est par les organisations juives contre les pogroms…
En ouvrant cette archive, qui compte bien d’autres récits, je ne prétends pas faire œuvre d’histoire mais bien travailler à une généalogie. Dans ce ciel-là, fort sombre, la constellation scintille du fait des échos, des adresses, des testaments, des rapports citationnels qui relient de façon ténue et subjective ces différents points lumineux. Les textes majeurs qui constituent le socle de la philosophie du Black Panther Party for Self Defense rendent hommage aux insurgé.e.s du ghetto e Varsovie ; les patrouilles d’autodéfense queer sont dans un rapport citationnel avec les mouvements d’autodéfense noire ; le ju-jitsu pratiqué par les suffragettes anarchistes internationalistes anglaises leur est accessible en partie du fait d’une politique impériale de captation des savoirs et savoir-faire des colonisé.e.s, de leur désarmement.
Ma propre histoire, mon expérience corporelle ont constitué un prisme à travers lequel j’ai entendu, vu, lu cette archive. Ma culture théorique et politique m’a laissé en héritage l’idée fondatrice selon laquelle les rapports de pouvoir ne peuvent jamais toujours complètement se rabattre in situ sur des face-à-face déjà collectifs, mais touchent à des expériences vécues de la domination dans l’intimité d’une chambre à coucher, au détour d’une bouche de métro, derrière la tranquillité apparente d’une réunion de famille… En d’autres termes, pour certain.e.s, la question de la défense ne cesse pas quand s’arrête le moment de la mobilisation politique la plus balisée mais relève d’une expérience vécue en continu, d’une phénoménologie de la violence. Cette approche féministe saisit dans la trame de ces rapports de pouvoir ce qui est traditionnellement pensé comme un en-deçà ou un en-dehors du politique. Ainsi, en opérant ce dernier déplacement, j’entends travailler non pas à l’échelle des sujets politiques constitués, mais bien à celle de la politisation des subjectivités : dans le quotidien, dans l’intimité d’affects de rage enfermés en nous-mêmes, dans la solitude d’expériences vécues de la violence face à laquelle on pratique continûment une autodéfense qui n’en a pas le label. Au jour le jour, que fait la violence à nos vies, à nos corps et à nos muscles ? Et, eux, à leur tout, que peuvent-ils à la fois faire et ne pas faire dans et par la violence ?
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« Un tribunal de la Guadeloupe, par jugement du 11 brumaire an XI (2 novembre 1802), a condamné Millet de la Girardière à être exposé sur la place de la Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La cage qui sert à ce supplice a huit pieds de haut. Le patient qu’on y enferme est à cheval sur une lame tranchante ; ses pieds portent sur des espèces d’étriers, et il est obligé de tenir les jarrets tendus pour éviter d’être blessé par la lame. Devant lui, sur une table qui est à sa portée, on place des vivres et de quoi satisfaire sa soif ; mais un garde veille nuit et jour pour l’empêcher d’y toucher. Quand les forces de la victime commencent à s’épuiser, elle tombe sur le tranchant de la lame, qui lui fait de profondes et cruelles blessures. Ce malheureux, stimulé par la douleur, se relève et retombe de nouveau sur la lame acérée, qui le blesse horriblement. Ce supplice dure trois ou quatre jours. » (Joseph Elzéar Morenas, Précis historique de la traite des Noirs et de l’esclavage colonial, 1828)
Dans ce type de dispositif, le condamné périt parce qu’il a résisté ; parce qu’il a désespérément tenté d’échapper à la mort. L’atrocité de son supplice tient au fait que chaque mouvement corporel de protection contre la douleur s’est transformé en torture ; et peut-être est-ce là ce qui caractérise en propre de tels procédés d’anéantissement : faire du moindre réflexe de préservation une avancée vers la souffrance la plus insoutenable. Il n’est pas question de discuter ici du caractère inédit de telles tortures dont le système colonial moderne n’a certainement pas le monopole. (…)
(…) La technique employée semble cibler la capacité de (ré)agir du sujet comme pour mieux la dominer. Le dispositif répressif mis en place, en même temps qu’il exhibe et excite les réactions corporelles, les réflexes vitaux du condamné, les constitue comme ce qui fait à la fois la puissance et la faille du sujet. En face de lui, l’autorité répressive n’a nul besoin de le présenter dans une forme d’impuissance absolue pour s’affirmer. Au contraire, plus la puissance subjective est mise en scène dans ses efforts répétés, désespérés, pour survivre, plus l’autorité répressive la gouverne tout en disparaissant derrière la présence d’un bourreau passif et fantoche. Ce gouvernement mortifère du corps s’effectue dans une telle économie de moyens que le supplicié paraît même se mettre à mort lui-même. (…) En même temps, cette technologie de torture a pour seule finalité de l’achever, mais de telle sorte que plus il se défendra, plus il souffrira. (…)
Ce dispositif de mise à mort considère que celui qui lui est soumis peut faire quelque chose, et il vise, stimule, encourage précisément ce dernier élan de puissance dans ses moindres retranchements comme pour mieux l’interpeller dans son inefficience, le transmuer en impuissance. Cette technologie de pouvoir produit un sujet dont on « excite » la puissance d’agir pour mieux l’empoigner dans toute son hétéronomie : et cette puissance d’agir, bien que toute entière tournée vers la défense de la vie, en est réduite à n’être qu’un mécanisme de mort au service de la machine de pénitence coloniale. On voit ici comment une dispositif de domination entend persécuter le mouvement propre de la vie, cibler ce qu’il y a de plus musculaire dans cet élan.
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Plus largement, Israël apparaît aujourd'hui comme un modèle politique - à la fois civique et civil - matérialisant une transformation gouvernementale face à ce qui jusqu'ici mettait en crise, ou en échec, l'Etat sécuritaire: la menace terroriste. Cette menace ultime, qui traduit un attisement généralisé de la peur érigée en virtù, est désormais sous contrôle via la production de politiques qui insécurisent en permanence la société civile, et partant les individus, plutôt qu'elles ne les protègent et les défendent. Ces politiques sont très économiques à plus d'un titre, notamment parce qu'elles transfèrent à ces mêmes individus la responsabilité de se défendre et donc d'incorporer des usages de la violence, de devenir des corps défensifs permettant utilement de les transformer au besoin en unités martiales et létales atomisées, assignées à la surveillance et au contrôle d'un ennemi sans visage, et acceptant d'être en permanence gouvernés par la peur au nom de leur sécurité.
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L'insurrection du ghetto de Varsovie et sa thanatoéthique ont produit une forme d’héroïsme négatif qui s'apparente à un fatalisme mais révèle la volonté ardente qu'un "nous" survive à l'horreur et à la néantisation comme à l'indifférence obscène du monde. Marek Edelman souligne que mourir en combattant était d'abord et avant tout un acte dont l'exemplarité était destinée "aux autres", à ses compagnons: le spectacle de ceux qui étaient prêts à mourir les armes à la main sortait de sa torpeur le monde terrifié du ghetto. Mourir en combattant était le seul moyen pour qu'une communauté survive à sa torpeur.
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Tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles, les revendications "féministes", les mouvements de femmes (notamment les soulèvements féminins populaires) sont régulièrement appréhendés comme une "mutation de genre" monstrueuse (les femmes du peuple, notamment, sont qualifiées de viragos, femmes viriles qui contreviennent à l'ordre des sexes tout autant qu'à l'ordre social), comme si toute revendication de droit équivalait à une forme de virilisation, à un travestissement, à un changement de texte et à une inversion sexuelle.
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L'ordre colonial institue un désarmement systématique des esclaves, indigènes et subalternes au profit d'une minorité blanche qui jouit d'un droit permanent et absolu à porter des armes et à en user impunément; les "vieux" droits de conservation et de juridiction sont retraduits en un ensemble de règles d'exception qui octroient aux colons un droit de police et de justice qui s'apparente à désarmer certains individus pour les rendre en soi "tuables" et "condamnables" - un privilège codifié comme droit à la légitime défense.
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Ce dispositif de mise à mort considère que celui qui lui est soumis peut faire quelque chose, et il vise, stimule, encourage précisément ce dernier élan de puissance dans ses moindres retranchements comme pour mieux l'interpeller dans son inefficience, le transmuer en impuissance. Cette technologie de pouvoir produit un sujet dont on "excite" la puissance d'agir pour mieux l'empoigner dans toute son hétéronomie: et cette puissance d'agir, bien que tout entière tournée vers la défense de la vie, en est réduite à n'être qu'un mécanisme de mort au service de la machine de pénitence coloniale. On voit ici comment un dispositif de domination entend persécuter le mouvement propre de la vie, cibler ce qu'il y a de plus musculaire dans cet élan. Le moindre geste de défense et de protection, le moindre mouvement de préservation et de conservation de soi est mis au service de l'anéantissement même du corps. Ce pouvoir qui s'exerce en ciblant la puissance du sujet, celle qui s'exprime dans les élans de défense de sa vie comme de soi-même, constitue ainsi l'autodéfense comme l'expression même de la vie corporelle, comme ce qui fait un sujet, comme "ce qui fait une vie".
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