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Critique de AnnaCan


« L'oeuvre de Dostoïevski a soumis l'intelligence française à une assez longue épreuve. Deux siècles d'ordre et de discipline classiques nous préparaient mal à la compréhension d'un auteur en révolte ouverte contre les règles d'unité et de composition qui nous sont familières. »
André Markowicz

Un siècle après la délicate réception de son oeuvre en France, il me paraît incontestable que le génial auteur russe continue à poser un défi à l'intelligence et à la rationalité occidentales. Alors que je n'ai jamais eu aucune difficulté à comprendre et à aimer Tolstoï, « le peintre de la vie dans ses formes et ses achèvements » selon la jolie formule de l'homme de lettres russe Vassili Rozanov, j'ai d'emblée éprouvé quelques difficultés à suivre Dostoïevski dans sa sinueuse description des tourments de l'âme, ou dans son rapport passionné au Christ. La composition, sursaturée d'idées et de motifs récurrents, noyant l'intrigue sous des digressions prenant la forme de confessions ou de dialogues interminables, a de quoi dérouter. Tel un kaléidoscope réfractant la réalité à l'infini où chaque élément, si minime soit-il, reflète l'idée maîtresse comme la goutte d'eau le soleil, elle parvient néanmoins à exercer un effet hypnotique sur le lecteur qui, de gré ou de force, finit par succomber au charme diabolique et enchanteur d'une prose qui déborde de toutes parts.
Pour être honnête, j'ai complètement raté ma première incursion dans l'oeuvre du grand maître russe. La lecture de l'Idiot à l'automne dernier fut pour moi une expérience ennuyeuse, pénible, assortie de la désavantageuse impression de n'y avoir à peu près rien compris. Désarçonnée par la forme qui, à mes yeux, ressortit davantage au théâtre qu'au roman, par la folie des personnages qui, en une fraction de seconde, passent du rire aux larmes, de l'amour à la haine, de la rage à la compassion, passablement hermétique à la dimension christique du héros, je pensais en avoir fini avec Dostoïevski… jusqu'à ce qu'une lecture récente, Offenses de Constance Debré, prolongée par celle de la chute d'Albert Camus, ne ravive ma curiosité. Ces deux livres questionnant le sens de la vie, plus particulièrement interrogeant le sens et la notion même de faute, engagent en effet, chacun à leur façon, un dialogue avec l'un de ses livres le plus célèbre : Crime et châtiment.

L'argument du livre, dont le succès fut immédiat en Russie, dès sa publication en 1866, est connu même de ceux qui ne l'ont pas lu :
Raskolnikov, ancien étudiant en Droit de 23 ans, sans le sou et sans profession, assassine à coups de hache une vieille prêteuse sur gage et la soeur de celle-ci. La suite du roman s'attache à décrire les conséquences du meurtre sur la psyché du criminel, tandis que l'étau de la justice se resserre inexorablement sur lui.

Si la misère, la souffrance, l'injustice, le besoin éperdu d'argent figurent incontestablement au rang des mobiles du double meurtre, ils sont loin de rendre compte d'un acte qui reste largement inexpliqué et inexplicable aux yeux mêmes de son auteur. Bien qu'ayant longuement médité son crime, l'ayant même, à certains égards, prémédité, Raskolnikov apparaît bien plus comme le jouet d'un Destin implacable et indéchiffrable que comme l'acteur de sa propre vie. C'est ainsi qu'apprenant tout à fait fortuitement que le lendemain à sept heures, la vieille usurière sera seule chez elle, Raskolnikov comprend du même coup que son sort est scellé :
« Il ne lui restait plus que quelques pas à faire pour rentrer chez lui. Il arriva dans son réduit comme un condamné à mort. Il ne réfléchissait plus à rien ; il en était incapable. Il sentit, de tout son être, qu'il n'avait plus ni volonté ni raison et que tout était décidé sans appel. »
Pour autant, cette sorte de fatalité qui l'accable ne l'exonère ni des doutes qui le taraudent avant et après l'acte, ni de la culpabilité qui le ronge insidieusement et le rend à moitié fou, ni du châtiment, seul à même de le sauver, si tant est qu'il pût être sauvé. Mais si Raskolnikov est bien coupable, il l'est au même titre que tous les hommes, nés libres et par conséquent « coupables pour tout et pour tous ». Et s'il doit répondre de ses fautes et de ses crimes, c'est devant le tribunal de Dieu, seul à même, dans son omniscience, de le juger, non devant le tribunal des hommes, inapte, par nature, à rendre la justice.
Mais là encore, ramener Raskolnikov au statut de victime d'un Destin implacable est terriblement réducteur. En dernier ressort, le jeune homme a délibérément commis un crime, un crime de sang froid, même s'il était, au moment du passage à l'acte, dans un état de fièvre indescriptible. Pourquoi ? Par souci de justice ? Afin de rétablir en sa faveur un sort jugé inéquitable? Afin de débarrasser la surface du globe d'un être nuisible, d'un « pou inutile, mauvais, néfaste » ? Afin de se mettre à l'épreuve, de se mesurer aux « âmes supérieures » qui, à l'instar de Napoléon, ne s'embarrassent pas de scrupules lorsqu'il s'agit d'éliminer un ou plusieurs « poux » entravant l'accomplissement de leur destinée ?
André Markowicz fournit un début de réponse, me semble-t-il, lorsqu'il décrit les personnages de Dostoïevski comme des êtres impuissants à se définir qui, la conscience toujours en alerte, ont la passion de se « vérifier ». Est-ce pour se « vérifier » que Raskolnikov en vient, après moult hésitations et revirements, à commettre son crime? Markowicz évoque également le dédoublement, un trouble psychiatrique qui semble avoir particulièrement affecté Dostoiëvski, que l'on retrouve chez bon nombre de ses personnages :
« Il me semble que je me dédouble, dit Versilov dans Les frères Karamazov : je me partage par la pensée, et cette sensation me cause une peur affreuse. C'est comme si l'on avait son double à côté de soi : alors que l'on est sensé et raisonnable, ce double veut à tout prix faire quelque chose d'absurde. »
Est-ce son double maléfique qui pousse Raskolnikov à commettre un acte absurde, un crime sans mobile, sans désir, sans nécessité? Pourtant, à aucun moment, Raskolnikov ne renie son crime. Il l'assume jusqu'au bout. Ce qu'il semble ne pas assumer en revanche, c'est son attitude envers lui-même une fois l'acte commis. Il s'accuse non du crime, mais de sa lâcheté, de sa faiblesse, de l'enfer mental dans lequel il s'est enfermé.

« Il avait honte précisément de ce que lui, Raskolnikov, s'était perdu, si aveuglément, avec une aussi totale absence d'espoir, si obscurément et si stupidement, suivant quelque arrêt d'une aveugle destinée et qu'il devait s'humilier, se soumettre à « l'absurdité » d'une quelconque condamnation, s'il voulait trouver enfin un peu de repos. »

Dès lors, pourquoi vivre? s'interroge-t-il à plusieurs reprises. Vivre pour exister?
« La satisfaction d'exister ne lui suffisait pas ; il avait toujours voulu davantage. » 
Maintes fois tenté par le suicide, il y a finalement renoncé. Pourquoi? Par lâcheté? Ou bien parce que gisait au fond de lui une mince, mais tenace, espérance? L'espérance en un amour qui, seul, peut donner un sens à une vie absurde dépourvue de sens?

« Il ne sut pas comment cela se passa, mais il se sentit soulevé par une force inconnue et jeté aux pieds de Sonia. Il pleurait et il étreignait ses genoux. (…)Elle avait compris, elle n'avait plus de doute maintenant, il l'aimait, il l'aimait d'un amour sans limite et son heure était enfin venue… »

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