Citations sur Le Joueur (184)
Le deuxième florin fut perdu comme le premier. J’en mis un troisième. La babouschka ne tenait pas en place. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautait sur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. La babouschka était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur la table quand le croupier appela trente-six au lieu du zéro attendu.
Vous avez raison, l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solides amitiés.
Le Français est très rarement aimable par tempérament ; il ne l’est presque jamais que par calcul. S’il sent la nécessité d’être original, sa fantaisie est ridicule et affectée ; au naturel, c’est l’être le plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il faut être une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser-aller et cette insupportable gaieté.
Inutile, dites-vous ? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir que l’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme du haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la femme bourreau.
L’aîné deviendra à son tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital et alors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je me préfère à mon capital…
La négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la sueur honnête des Allemands ?
L’homme est despote par nature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimez beaucoup à torturer.
Cela vous fâche encore ? Bon ! je suis votre esclave. Profitez-en, profitez... Il est probable que je vous tuerai un jour. Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai cessé de vous aimer, ou parce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai parfois envie de vous manger. Vous riez !
– Je ne ris pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vous ordonne de vous taire.
Elle s’arrêta, suffoquée par la colère. Ô Dieu ! je ne sais pas si elle est jolie ; mais que j’aime à la voir, droite, immobile ainsi devant moi, tout irritée !
J’étais très content, je voulais les exaspérer tous deux. Je repris :
– Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghiz que de m’agenouiller devant l’idole des Allemands.
– Quelle idole ? demanda le général, qui commençait à se fâcher pour de bon.
– L’enrichissement ! Il n’y a pas longtemps que je suis né ; mais ce que j’ai vu chez ces gens-là révolte ma nature tartare. Par Dieu ! je ne veux pas de telles vertus ! J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenade vertueux. Eh bien, c’est tout à fait comme dans les petits livres de morale, vous savez, ces petits livres allemands, avec des images ? Ils ont dans chaque maison un vater très vertueux et extraordinairement honnête, si honnête et si vertueux qu’on ne l’approche qu’avec effroi ; le soir, on lit en commun des livres de morale. Autour de la maison, on entend le bruit du vent dans les châtaigniers ; le soleil couchant enflamme le toit et tout est extraordinairement poétique et familial...
À proprement parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard.