Il n’y a en littérature aucune justification à tenir. L’auteur peut tout. Il le doit. Contre le dogmatisme et la coercition, c’est sa seule obligation.
Des filles inutiles qui ne lui rapportent rien, qui ne servent à rien, sinon à montrer inlassablement son jeu de mauvais père, si mauvais qu’on ne pourrait même pas le qualifier d’indigne. (p. 175)
Mais dans le calme de mon appartement, Camille s’active. Elle retrouve son passé, son enfance, ses souvenirs et ce sont des rendez-vous intérieurs qu’elle gardera toute sa vie. Revenir à son histoire, ouvrir les vieux tiroirs, je sais ce que ça implique, alors prends ton temps, lui dis-je et va à ton rythme.
L'important il le jure, c'est de demeurer, être observé, écouté, contrairement aux femmes silencieuses qui se volatilisent les unes après les autres.
Il y a deux sortes de souvenir qui nous fabriquent. Les souvenirs qu’on se raconte à soi-même, indélogeables, peu importe la vie et les drames, et ceux que les autres racontent à nos intentions tels des contes, des petites fables anciennes que tous décrivent, enjolivent, parfois déforment, pour se visser en nous, implacables tirefonds.
Le premier que Camille me livre quand je décide d’écrire cette histoire, c’est un souvenir de grand-mère.
Une histoire que Antoinette, 95 ans, n’a de cesse de raconter toute sa vie aux mariages et aux grandes occasions, de telle sorte que ce souvenir est devenu une sorte de légende. Elle y parle bien sûr de son fils vénéré, Dodo. « Si tu te prénommes Camille, c’est parce que ton père l’a voulu. Il a choisi ton prénom, comme celui de tes demi-sœurs. C’est la chose à laquelle il tenait le plus. »
D’une fierté féroce, la grand-mère de Camille aime raconter cette histoire des prénoms et, avec le temps, l’anecdote ponctue tel un moment phare chaque réunion, chaque retrouvaille, comme la visite traditionnelle d’un lieu béni. Pour les trois filles du clan, l’aînée Daphné, Camille et la dernière Mathilde, la vieille femme raconte que son fils a choisi leurs prénoms et peu importe ce qu’en disaient les mères de ces filles, c’était son fils qui décidait. Sa décision comme l’édit du roi. Une signature. Le geste de l’homme, ultime. C’est ainsi que j’envisage tout d’abord Dodo. Un pater bienfaiteur, baptiseur, droit saint patron qui ne sait rien de la vie de ses filles mais qui y croit. Parce qu’il s’est offert lui-même ce premier cadeau-là : le prénom de ses gamines.
Dans la famille, la grand-mère de Camille n’est pas la seule à relayer ce fait d’armes et Marie s’est mise à le reprendre à son compte. C’est l’une des seules anecdotes de Dodo qu’elle raconte volontiers et sans faillir.
Peut-être parce que c’est l’une des plus amusantes – ou l’une des plus inoffensives, même si, quand Camille me l’a racontée pour la première fois, je dois avouer avoir trouvé ça triste.
Est-ce qu'elle le voit vieilli, changé, rapetissé, malmené par cette institution qui ne sait pas prendre soin des hommes et des femmes, qui les enferme à l'intérieur d'eux-mêmes, qui enferme leurs cris, leurs corps, leurs envies dans des couloirs froids aux relents de javel, cette institution qui aggrave les comportements, les addictions, les idéologies, qui abîme les hommes et les femmes parce que la prison manque de tout, parce qu'elle prive bien plus que de liberté, elle supprime les espaces à soi, les rapports aux autres, le moindre résidu de dignité.
Cette séparation dure cinq ans et c'est quelque chose qui se passe entre femmes, ce n'est pas une solidarité. Une évidence plutôt, de rompre le lien quand le lien est pourri de l'intérieur.
Mais alors qu’est-ce que ce livre apportera à Camille ? Si la littérature n’offre jamais de réponse, si elle ne sauve pas des vies, et ce livre ne fera sans doute pas exception, je crois qu’elle permet du reste d’ouvrir la voie. Elle permet d’indiquer l’élan, montrer ce grand yallah dont il faut se saisir.
Écrire le même livre toujours, pour mieux respirer, pour ne jamais délimiter l'identité, jamais la finir, jamais l'enterrer.
Parce qu'il me faut savoir comment peut-on être une femme dans l'ombre d'un homme qui en exploite tant.