Nous l'avons aimée tous les trois au-delà de l'amour.
Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère. Je ne sais pas pourquoi je l'aimais à ce point-là de vouloir mourir de sa mort.
Le souvenir de la petite blanche devait être là, couché, le corps, là, en travers du lit. Elle a dû rester longtemps la souveraine de son désir, la référence personnelle à l'émotion, à l'immensité de la tendresse, à la sombre et terrible profondeur charnelle.
Je suis devenue folle en pleine raison.
Je lui dis que dans mon enfance le malheur de ma mère a occupé le lieu du rêve.
... dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l'amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m'est encore inaccessible, cachée au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né du premier jour.
Des années après la guerre, après les mariages,
les enfants, les divorces, les livres, il était venu à Paris avec sa femme. Il lui avait téléphoné. C’est moi. Elle l’avait reconnu dès la voix. Il avait dit : je voulais seulement entendre votre voix. Elle avait dit c’est moi, bonjour. Il était intimidé, il avait peur comme avant. Sa voix tremblait tout à coup. Et avec le tremblement, tout à coup, elle avait retrouvé l’accent de la Chine. Il savait qu’elle avait commencé à écrire des livres, il l’avait su par la mère qu’il avait revue à Saigon. Et aussi pour le petit frère, qu’il avait été triste pour elle. Et puis il n’avait plus su quoi lui dire. Et puis il le lui avait dit. Il lui avait dit que c’était comme avant, qu’il l'aimait encore, qu’il ne pourrait jamais cesser de l’aimer, qu’il l’aimerait jusqu’à sa mort.
Elle aussi c’était lorsque le bateau avait lancé son premier adieu, quand on avait relevé la
passerelle et que les remorqueurs avaient
commencé à le tirer, à l’éloigner de la terre, qu’elle
avait pleuré. Elle l’avait fait sans montrer ses
larmes, parce …qu’il était chinois et qu’on ne
devait pas pleurer ce genre d’amants. Sans montrer
à sa mère et à son petit frère qu’elle avait de la
peine, sans montrer rien comme c’était l’habitude
entre eux.
Je voudrais donner Hélène Lagonelle à cet homme qui fait ça sur moi pour qu’il le fasse à son tour sur elle. Ceci en ma présence, qu’elle le fasse selon mon désir, qu’elle se donne là où moi je me donne. Ce serait par le détour du corps d’Hélène Lagonelle, par la traversée de son corps que la jouissance m’arriverait de lui, alors définitive.
De quoi en mourir.
Je suis devenue folle en pleine raison. Le temps de crier. J'ai crié. Un cri faible, un appel à l'aide pour que craque cette glace dans laquelle se figeait mortellement toute la scène. Ma mère s'est retournée. p83