J'ai lu plusieurs livres d'elle, je ne connais pas bien son œuvre mais Marguerite Duras me fascine. Sa personnalité, son talent, une écriture atypique, pas forcément facile à aborder. Quand elle parle, je me sens pourtant si proche d'elle, tout semble fluide. Je sais qu'elle agace, je sais qu'elle fascine. Je pense que je ressens un peu tout cela puisque je me sens proche d'elle. J'aime son écriture qui lui ressemble. Ici l'écriture est magnifique, poétique, emporte...
Le ravissement de Lol V. Stein m'attendait. J'avais peur d'y entrer, peur de passer à côté de l'essentiel, je voulais le vivre comme une nouvelle expérience de lecture, j'avais peur pour cela, parce que c'est un récit totalement emblématique de son œuvre, difficile d'accès, je le savais, je savais tout cela et en même temps je voulais y entrer avec mes propres clefs, allégé de tout ce qui avait pu être dit ou écrit sur l'ouvrage, que ce soit par l'auteure elle-même ou par d'autres personnes, des critiques, des journalistes. Cependant, une référence à ce texte avait jusqu'alors plus particulièrement retenu mon attention, celle de Laure Adler lors d'une émission de radio sur France Inter, elle exprimait sa fascination pour ce récit...
Le titre déjà invite comme à un mystère, une énigme à résoudre, il y a tout d'abord ce mot à double sens, - ravissement - , j'avoue n'y avoir pas fait attention tout au début du roman. Je me demandais d'ailleurs tout au fil des pages : pourquoi ce titre ? C'est plus tard que cela m'est venu, à un moment précis, au milieu du roman, comme une révélation ; perdue au bord de la nuit Lol V. Stein observant depuis un champ de seigle la fenêtre éclairée de la chambre d'un hôtel où deux amants font l'amour... Lorsque j'ai compris que Lol V. Stein, dans sa folie amoureuse, non encore accomplie à ce stade, vivait dans sa trajectoire une extase quasiment au sens religieux du terme.
Et puis ce titre évoque quelqu'un dont on voudrait cacher l'identité tout en dévoilant un peu qui elle est, c'est un peu comme un jeu de piste. Il nous faut alors reconstituer sa trace, son chemin.
Il y a ici l'écriture sublime de Marguerite Duras, elle est faite de respirations, de silences, de vides aussi. C'est une écriture, me semble-t-il, qui permet de solliciter le lecteur dans ces vides. Lui permet d'exister en quelque sorte. Car le vide invite à être comblé. C'est comme une loi naturelle. Il faut le combler de mots, de paroles, d'imagination peut-être. Inventer à notre tour. J'aime Marguerite Duras pour cela. Elle a son langage, elle apporte une parole. Ce style, son style, ce n'est pas qu'un effet de style. Il sert le récit, le porte.
L'histoire de Lol V. Stein, qui s'appelle en réalité Lola Valérie Stein, débute lors d'un bal dans une station balnéaire d'Angleterre, T. Beach, où elle se rend avec son fiancé Michaël Ridcharson. La scène qui débute est forte et va écrire, figer tout le reste de l'histoire de Lol V. Stein. Lors de ce bal, elle assiste impuissante au désastre de son amour, c'est un spectacle inouï qui la sidère, la foudroie, la détruit, en même temps la fait entrer déjà dans cette sorte de ravissement : l'invitation pour une danse de son fiancé avec une femme plus âgée que lui, une femme inconnue, nommée Anne-Marie Stretter, ils vont s'éprendre dans cette danse jusqu'à l'aube, sous le regard figé de Lol V. Stein qui assiste à ce coup de foudre, à cet amour naissant, auprès de son amie Tatiana Karl, toutes deux dissimulées derrière les plantes vertes de la salle de bal.
Il est possible d'être hermétique à l’œuvre de Marguerite Duras. Il est possible de ne jamais lire ce roman tout en aimant d'autres livres de Marguerite Duras. Il est possible de l'abandonner en cours de route, il est possible de le fuir. Il est possible de l'aimer aussi, comme un ravissement.
J'y ai découvert une narration, contre toute attente. Certes Marguerite Duras casse les codes narratifs traditionnels, tous les repères auxquels le lecteur est habitué à rencontrer et à s'accrocher comme une bouée lorsqu'il perd pied sont ici abolis, elle les piétine et nous égare dans les variations des personnages, les sautes d'humeur de la conjugaison, les mensonges peut-être. Je trouve cela d'une modernité formidable. L'écriture est une promenade intérieure. Pourtant, il y a ici un cheminement, une intrigue. Un dénouement. Mais tout se joue dans la psychologie des personnages et principalement celle de Lol V. Stein.
Dans le récit, il y a cette pause de dix ans où Lol V. Stein est une épouse et mère exemplaire de trois enfants. C'est une parenthèse. Un désert où rien ne se passe. Durant ces dix ans, elle a porté en elle cet événement du bal, elle l'a porté comme quelque chose qui fait désormais partie d'elle, presque comme un enfant. Elle le porte comme quelque chose de vivant, qui a muri, et en même temps elle le porte comme une tragédie. Comment oublier ?
Brusquement, au bout de ces dix ans, une rencontre va donner sens à la folie amoureuse de Lol V. Stein qui perdure.
C'est une lecture qui m'invite à y revenir, revenir à ce livre, le relire, revenir aux personnages. J'ai l'impression d'avoir laissé des choses derrière moi. Au fur et à mesure que j'écris cette chronique, je trébuche sur mes mots, je voudrais revenir au texte initial. Jamais l'écriture d'une chronique ne m'avait autant donné envie de revenir au texte, de le relire. N'avez-vous jamais senti ce sentiment étrange, revenir sur vos pas ?
Alors, je me suis laissé porter, emporter, par le rythme, vers le ravissement, vers ce changement d'état de l'être, vers ce transport de l'âme hors d'elle-même qui conduit à l'extase.
Lol V. Stein incarne une forme de vide sidéral, terrifiant. Elle avance à chaque instant au bord de ce vide, portant jusqu'au bout cette folie amoureuse. Sans doute est-elle morte, broyée, détruite, dix ans auparavant, lors de ce fameux bal. Et pourtant elle se réveille dix ans plus tard, à la faveur d'une rencontre...
C'est alors que l'extase s'incarnera...
Sans doute est-elle un fantôme... Sans doute renaît-elle parce que j'existe, moi lecteur égaré dans ce récit, je lui donne une existence, une renaissance, un rebond, un sursaut, dans ce vide où l'auteure m'invite aussi à m'inscrire dans ce parcours. Il y a des manques, des vides où brusquement, écartant les mensonges, mettant mes pas dans les mots de l'auteur, j'existe.
Il y a des des femmes jalouses, rivales, qui s'effleurent comme contemplant une ultime fois l’effondrement de leur vie, Lov V. Stein et Tatiana Karl s'aimant d'une amitié ambiguë, d'un amour idéal jamais imaginé sauf par nous-mêmes peut-être... Elles s'aiment forcément et passent à côté de cela.
Trois femmes, trois hommes... J'aurais voulu vous parler aussi des hommes de cette histoire, il faudrait en parler, ils n'ont pas la part belle, animés par le désir. Ils paraissent si insignifiants même si Marguerite Duras offre la narration du récit à un homme. Est-ce un roman féministe ? Pourquoi pas ?
L'écriture de Marguerite Duras est peut-être militante.
Le texte est riche, immense, inépuisable, je m'en rends compte au moment où je vous écris. C'est un grand livre qui parle d'amour. Il faudrait que je le relise une ou deux fois encore.
Et dire que ce texte date de plus de cinquante ans !
Immensément moderne, transgressif, subversif... Ébouriffant de le lire, le découvrir dans notre période qui devient complètement aseptisée, normée ; Marguerite Duras, vous nous manquez !
Pour moi, c'est à ce jour le plus beau livre que j'ai lu de cette auteure.
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