Je suis Jeanne Hébuterne

- Je pensais que tu étais une Gitane. Mais tu n’es restée qu’une petite-bourgeoise. Moi, j’aime les putains, les modèles qui couchent pour une nuit ou deux et ne réclament rien d’autre. J’ai en horreur les filles à papa. Celles qui te font croire qu’elles sont libres… Qu’elles sont sorties de leurs cages dorées.
Je recule, incapable d’embrasser une dernière fois cette figure qui n’est plus la sienne.
- Pas un adieu, pas un baiser, principessa ?
Je lui tourne le dos.
- Reste, ma beauté. Pardon, pardon, jamais su t’aimer correctement.
Je m’en vais.
- Ne me laisse pas seul avec la mort, ma petite sœur, ma fée. Je crois que j’ai un peu peur… J’ai un peu peur de m’en aller sans toi sur ce chemin.

- Il est beau. Il est magnétique. Des traits d'une pureté de race étonnante, une vraie tête de Romain. Il te plaît, notre Modi, ça se voit. Il t'envoûte. Tu devrais cesser de le regarder et coucher avec lui. Oui, couche avec lui. Il fait l'amour comme un dieu.

J'ai fermé les yeux pour revivre la scène, et tout m'est revenu avec l'exactitude d'une amoureuse.
C'était délicieux.
C'était réel.

– Tu as peur de distinguer la corrosion au pli de tes lèvres, les joues qui se flétrissent...
J'ai peur de voir sous la peau, les os, ce qu'il restera de moi après la mort.
Il pose un baiser au coin de ma bouche. Je ferme les yeux.
[…]
– Maintenant tu peux rentrer chez tes parents, fillette.
J'ai besoin d'être seul. (p. 47)

On me tend une bouteille de vin d'où s'écoule une liqueur douceâtre.
- Avale ce sang suave, jeune fille. Et surtout, baise ! Baise ! Tu as l'éternité pour dormir.

(Il utilise cet adjectif précis, "dépressionnaire", ça me fait sourire en l'écrivant. Je pourrais très bien répondre à quelqu'un qui me demande comment je vais aujourd'hui. Je me sens dépressionnaire. Je suis comme le temps, nuageuse et, parfois même, complètement maussade,)

Mes prières ne peuvent plus rien pour toi. Tu es perdue, tu sais ? Tu sais. La clairvoyance est l'une de tes qualités, même si, en matière amoureuse, tu donnes l'impression de te promener dans le noir.

- D'habitude, je dessine mes maîtresses ou des putains. Pas des petites bourgeoises, comme toi, Hébuterne. Mais je ferai une exception : viens me voir rue Joseph-Bara, au numéro 3, atelier de Zborowski, premier étage. Tu trouves pas ? Questionne la concierge. Mme Salomon, elle s'appelle. C'est un laideron, je te préviens, le cheveu filasse, la peau boutonneuse . Mais au moins, elle, elle chouchoute les artistes.

Hier soir, j'ai prétexté la fatigue pour me retirer dans la chambre. Je me suis couchée, tête posée sur l'écharpe d'Amedeo Modigliani.
J'ai fermé les yeux pour revivre la scène, et tout m'est revenu avec l'exactitude d'une amoureuse.
C'était délicieux.
C'était réeel.
J'ai enfoncé mon nez dans la laine et prononcé son nom, comme si je pouvais le convoquer près de moi, dans ma chambre de jeune fille.

- Voilà… Première et unique exposition individuelle. Fiasco, les amis.
Puis plus rien, puis ces mots :
- C’est parce que je suis juif ! Juif, moi ! Toujours la même chose. Pendant trois cents ans, il faudra encore leur casser la gueule.