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Critique de Enroute


J'ai voulu lire ce livre parce qu'une phrase, lue en ouvrant le livre au hasard, m'avait semblé intrigante et spontanément juste : "Les vies gays sont souvent des vies différées". J'ai voulu savoir ce qu'il se passait alors avant, pendant et après ce "différé" - et ce qui était écrit dans les cinq cents pages qui entourait cette affirmation. La réponse, malheureusement, est surprenante.

La première phrase semblait me confirmer la perspective d'une évolution. Avant le constat du différé, il y avait le moment déclencheur, d'emblée affirmé : « Au commencement, il y a l'injure ». La forme parodique promettait par ailleurs une poursuite biblique sous forme d'un bréviaire. J'en augurais une lecture tranquille, aimable mais impatiente avant la révélation de la bonne parole, l'énonciation de la réalisation finale de l'oeuvre créatrice du gay dont la vie débutée sous l'injure et différée se serait finalement synchronisée au rythme universel du temps divin.

Mais point du tout, puisque ce vaste, ambitieux et présomptueux projet s'est trouvé anéanti dès la seconde phrase, averbale : « Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie ». Ah, finalement, donc, ce « commencement » serait une quotidienneté ? Où est le commencement alors, et en quoi est-il fondateur ? L'irrégularité grammaticale semblait annoncer l'imperfection discursive…

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Et c'est en effet ce qui se produit. Comme la Bible, en un sens, cependant, s'il faut garder un parallèle, le discours s'affranchit des classifications discursives que les études littéraires nous ont habitué à discerner selon le type d'arguments avec lequel on veut soutenir son propos : tout est mélangé.

Par exemple, la sociologie est invoquée, mais dégradée en vérités générales ("toutes les enquêtes menées auprès des gays et des lesbiennes attestent que..." , début du chapitre 3 ; "Si les réseaux d'amitié sont très importants pour les jeunes gays qui arrivent à la ville, il le sont tout autant...", début du chapitre 5).

Elle se mêle à des affirmations sorties de nulle part qui introduisent sans transition un thème arbitraire et où semble affleurer le témoignage personnel (« Si elle représente l'aspiration à la liberté et à la réalisation de soi, la ville peut aussi… », début du chapitre 6) ; « En écrivant que l'injure est constitutive de la subjectivité « minoritaire » […], je sais que je m'expose… », début du chapitre 7 ; « il est à peu près certain que », chapitre 8).

Rapidement sont esquissées des inserts historiques immédiatement évincés (« Mais bien avant cela, dès le début du siècle, et même dès la fin du XIXème siècle, la réputation de certaines villes, comme New-York, Paris ou Berlin, attiraient… », chapitre 2).

S'y glissent des considérations littéraires qui sortent à l'inverse du rapport de l'expérience vécue pour se référer à la construction culturelle (« Gide raconte une scène exemplaire à cet égard », « Proust évoque ce phénomène de manière saisissante dans La prisonnière », chapitre 7).

Et la troisième partie, presque un tiers du livre, consiste à commenter ici où là, mais sûrement pas de manière systématique, un auteur, pris parmi les autres, sans doute à cause de sa notoriété et de sa sexualité (à moins que ce ne soit du fait de ses relations avec le présent auteur ?). Il s'agit de Michel Foucault, contesté sur des phrases, des anecdotes, des citations indépendantes. le propos est alors maintenant de commenter une oeuvre (« Pour comprendre pourquoi Foucault est passé d'une analyse en terme de « répression »… », chapitre 8 ; « Dans les années qui suivent […] Foucault va s'exprimer… », chapitre 11). Cet aspect de commentaire d'une théorie philosophique était déjà insinué par le titre du chapitre 7 (« Dire et ne pas dire ») dont le contenu se rapporte à une tradition philosophique. Mais quel rapport entre Austin et Foucault ? Et pourquoi passer quelques lignes sur le premier et cent trente sur le second ?

Et puis de généralité en généralité, on en vient à des citations anecdotiques, comme autant de souvenirs nostalgiques de lecture (« Sartre a écrit de belles pages à ce sujet », chapitre 8).

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Outre la confusion des styles, on a un très étrange parti pris, pour parler du « gay » (un mot anglais et très international, mais plutôt contemporain en France – il ne s'agit pas de « réflexions sur la question homosexuelle »), de se référer constamment à Proust, Wilde et Gide. le livre a été écrit en 1999, l'année du PACS ; l'exemplaire que j'avais entre les mains contient une préface à la seconde édition qui a été éditée en 2012 : l'année du projet de loi pour le mariage pour tous. Aux Pays-Bas, le mariage est légal depuis 2001. le baron de Charlus, le procès De Wilde, l'argumentation serrée du Corydon sont encore dans ce contexte social novateur des références valables de la vie homosexuelle en France ?... Vraiment ?

Sans doute est-ce le cas pour l'auteur qui truffe son propos de mots complètement surannés, ou qui brident le sens, jusque, pour les affirmer sans doute, ses titres (« Inversions », « de la sodomie », « Comment naissent les « pédérastes arrogants », « Un vice innommable », « L'infection morale »). On a l'impression d'un essai écrit par un prêtre intégriste en 1880.

C'est que le « gay » ici, n'est pas l'être moderne qui revendique sa fierté dans des parades épiques un peu partout sur la planète, il est une sorte de modèle « éternel » comme il existe la « femme éternelle », ces ontologies qui flottent dans les airs depuis la nuit et jusqu'à la fin des temps, qui transcendent les individus et s'incarnent en eux pour diriger leur existence de l'intérieur selon des schémas standardisés trop étroits qui les consternent et les empêchent de progresser dans leur vie individuelle. L'inspiration romantique est en effet présente : « il y a assurément une « mélancolie » spécifiquement homosexuelle », chapitre 5.

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Ce serait la raison pour laquelle le livre lui-même n'avance pas et reste enfermé dans ses obsessions qui reviennent indépendamment de l'ordre que la pensée voudrait leur donner : le contenu des chapitres n'a rien à voir avec leur titre.
Par exemple le chapitre « sexualité et profession » se limite à parler d'homosexualité ; « homosexualité et profession » serait encore faux, puisqu'il ne s'agit que de vocation ou de formation : la réussite scolaire, qui mènerait à faire opter les homos pour des métiers « intellectuels ». Il n'y a donc pas d'homosexuels dans les métiers manuels ? Tous les homosexuels ont eu mention TB au bac et ont leur doctorat en poche ? La fin du chapitre interroge Proust, très au courant des métiers manuels sans doute et de la vie économique du début du XXIe siècle en général, sur le lien éventuel entre l'homosexualité et les arts. Sans que la question fondamentalement soit dénuée d'intérêt, on se demande bien pourquoi citer Proust à cet endroit et si raisonnablement le chapitre peut se finir ainsi, en « eau de boudin » comme on dit. C'est assez sidérant de platitude et d'égocentrisme.

Dans le chapitre suivant, intitulé « famille et « mélancolie » », il est question des enfants, mais de manière formidablement pessimiste et passéiste : l'impossibilité pour des gays et lesbiennes d'avoir des enfants ; rappelons que le livre est écrit en 1999, sa réédition date de 2012 : mais l'auteur sort-il de temps en temps de sa bibliothèque « Belle époque » ? La réponse semble être non : à propos du mariage ouvert aux homosexuels, le Baron de Charlus sert encore de référence, et Gide aussi. C'est tout. Après, le chapitre s'achève. Et nous aussi.

D'une manière générale, les chapitres se succèdent sans idée suivie, sans construction de la pensée, sans progression de l'argumentation. le titre de la seconde partie autorisant même un contenu indéterminé : « Spectres de Wilde ». Il l'est en effet.

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On peine donc à saisir quel est, dans ce marasme, le projet de l'auteur, d'autant que, d'évidence, pour avoir lu précédemment « Retour à Reims » (sous l'inspiration de la lecture de ce présent essai, je voulais m'informer au préalable sur son parcours), le propos est éminemment inspiré par une expérience personnelle : fuite vers la ville (« nombreux sont ceux qui chercher à quitter les endroits où ils sont nés et où ils ont passé leur enfance » chapitre 2 dont le titre est « La fuite vers la ville ») d'un milieu populaire et éloignement des métiers manuels (« il semble que le déplacement vers la ville soit également lié (statistiquement) à une volonté des jeunes issus des milieux populaires d'échapper aux métiers manuels », chapitre 4), volonté d'une réussite scolaire (« le fait d'être gay – avant de l'être – engendrant la volonté de réussite scolaire », chapitre 4), constitution d'une famille de substitution (« l'amitié comme mode de vie », titre du chapitre 3) et, finalement, par la tonalité générale, désabusée et sinistre, insatisfaction généralisée comme un mode d'existence privilégié.

Malgré l'impression initiale d'être en présence d'un essai inspiré par une proposition forte (« Au commencement, il y a l'injure »), nous lisons donc en vérité un témoignage. D'où la confusion. D'où l'absence de réponse à la question de la vie différée : malheureusement, et c'est vraiment un constat déchirant, l'auteur ne parle jamais d'absence de la vie différée parce que sa vie est toujours différée. C'est consternant, mais on ne peut contredire cette évidence : l'auteur n'a pas trouvé la solution de son existence.

On le comprend en reprenant la première partie, a posteriori. Elle-même ne se rapporte pas au « gay », mais au reste, à l'extérieur, à son environnement. S'il était question du « gay », le titre aurait été : « une vie d'injures », « une vie injuriée », « une existence sous les injures ». Mais le titre proposé est : « un monde d'injures ». D'emblée, on est hors sujet et on saisit le projet : c'est le monde, l'extérieur que qualifie l'auteur, qu'il injurie en vérité en lui renvoyant l'humiliation qu'il lui a fait subir (« au commencement ») et continue de lui faire subir (« à un moment ou à un autre de sa vie »). On comprend alors pourquoi cette question de l'injure traverse cette première partie : l'auteur ne l'a pas digérée, il continue de la subir, d'en ressentir, malgré son érudition, malgré son parcours, malgré sa fuite vers la ville, malgré son travail de réflexion, toute la sensation cuisante. C'est affreusement triste.

C'est pourquoi aussi, la déception s'aggrave à la lecture du livre : on prend conscience qu'on n'aura pas la réponse à la manière dont la vie humiliée se « resynchronise » au monde « des vivants », des contemporains, dont elle sort du décalage qu'offre les livres – qui se lisent toujours au passé – parce que l'auteur se sent toujours humilié. Il décrit un modèle du gay « éternel » parce qu'il n'a pas la solution à ce qui le ferait sortir de son état humilié.

C'est à mon avis la valeur de ce texte : rapporter une vie humiliée et témoigner qu'on peut l'achever dans le monde le plus érudit qui soit – sans pouvoir témoigner de la moindre évolution. La connaissance ne vous aide pas dans votre quotidien à vous comprendre vous-même – à vous laver de vos humiliations. Elle reste, froide, indifférente, en dehors.

Si ce n'est dans les bibliothèques, où trouver, alors la solution de son existence ? Il reste les autres, les vivants, qui sont passés par là, dont certains ont traversé l'expérience, l'ont résolue, peuvent en témoigner, et tenter, à leur tour, de réhabiliter l'être humilié, celui qui se sent tel.

Et la solution à mon sens n'est pas de « respecter » le témoignage d'autrui, de maintenir une distance comme la sauvegarde d'une neutralité pour exposer avec ostentation son absence de jugement dans une forme de tolérance affectée ; car ce serait respecter l'humiliation. On ne respecte pas l'humiliation, on la méprise, on la néglige, on en rit – si on peut, si on vous y aide, si on vous guide, si on vous indique le chemin – si vous acceptez d'en recevoir l'inspiration, d'en essayer le mouvement.

On ramène l'être humilié à la vie en lui parlant son langage, en lui montrant que ce qui est éternel n'est que son état d'humiliation et non pas la liberté éteinte de son existence. le « gay » dont il parle ici n'est un modèle éternellement humilié que tant que cette humiliation n'est pas levée. le processus est individuel et recommencé à chaque vie, chaque fois différemment, pour chaque être humilié, chaque être humain en fait, que seule la violence institutionnalisée enferme dans la certitude d'être une autre chose que les autres, plus petite, plus difforme, plus méprisable.

Il faut espérer pour cette « âme assujettie » qu'un autre performatif que l'injure viennent un jour annihiler celle-ci et l'efface, la fasse oublier, parce qu'un être ou plusieurs, dans une société solidaire qui a appris à refuser l'institutionnalisation de l'humiliation aura trouvé les modes argumentatifs qui lui conviennent singulièrement. C'est l'objet social de toute humanité. Alors le « gay » pourra être ce qu'il est, sans laideur, sans mépris, sans mélancolie – et vivre.

Rien n'empêchera d'écrire sur l'histoire de cette évolution comme on écrit des biographies et des histoires collectives. le modèle, alors pourrait encore être celui qui est proposé ici : un livre qui lève les humiliations d'une communauté ancestrale et qui, plutôt qu'il ne l'ôte, retrouve la parole en plaçant le verbe à l'origine de son témoignage. Reprenons depuis le début.

Au commencement était le Verbe…
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