« Je » rend visite à
Corydon. À la manière d'un dialogue antique, il demande à son ancien camarade les justifications qu'il donne à sa sexualité assumée.
Dans le premier dialogue,
Corydon raconte la manière tragique dont s'est révélée son attirance pour les personnes de son sexe. Fiancé, il découvre que sa retenue devant le corps féminin qu'il prenait pour une vertu est en réalité une absence de désir. Après avoir éconduit un jeune homme, le frère de sa fiancée, qui, de dépit, se suicide,
Corydon lit dans la lettre laissée par le disparu le miroir de son désir. La fraîcheur de son attirance pour les femmes se révèle ainsi par la prise de conscience de l'orientation culturelle et donc artificielle de son attention amoureuse vers le sexe opposé tandis que se réveille la spontanéité naturelle de son désir homosexuel.
Quand « je » vient le voir, ayant entrepris d'écrire un livre « en souvenir de cette victime » pour « guérir d'autres victimes, souffrant du même malentendu », il est prêt à parler. Il entend obtenir la guérison par la démonstration de l'absence de maladie : l'homosexualité est naturelle.
L'argumentation débute dans le second dialogue où, citant Pascal, Dumas, La Rochefoucaud,
Corydon pose que l'amour hétérosexuel est issu d'un enseignement culturel non remis en cause tandis que l'homosexualité est, elle, « naturelle ». Une première étape consiste à nier que l'attirance des sexes opposés se fait sous la pression de la reproduction : c'est le désir de volupté qui mène à l'accouplement. La deuxième étape, prenant exemple sur les poissons, les chiens, les limaces de mer [sic], pose que l'élément invariant de l'espèce est la femelle, qui doit être fécondée : pour garantir la fécondation de toutes les femelles, l'économie de l'espèce impose donc un surplus de mâles. (Ce n'est vrai que pour les espèces où le coït est difficile et n'assure pas systématiquement la fécondation comme les chiens et les chevaux, mais non les autres, comme la mante religieuse [re-sic]). Mais ceux-ci ne sont invités à copuler avec la femelle que durant ses périodes de chaleur - et rien n'interdit que les mâles, en dehors de ces périodes, s'excitent entre eux. La pente de l'homosexualité ne trouve donc dans la nature aucun obstacle et bien plutôt une opportunité de se développer. Et c'est plutôt le frein qui serait opposé à cette propension naturelle, la lutte contre l'homosexualité, que l'on devrait qualifier de « contre-nature ».
Le troisième dialogue met en évidence les singularités humaines : la femme est désirable en permanence et non seulement, comme les animaux, à certaines périodes ; l'odorat joue moins que la vue ; c'est le mâle qui séduit et non la femelle : de là le besoin des femmes, par un accoutrement élaboré, de se rendre visibles au désir des hommes. C'est d'autant plus nécessaire que
Corydon, citant de parfaits hétérosexuels endurcis exempts de tous soupçons tels Darwin et
Stevenson, et se référant à la sculpture grecque et florentine, met en évidence l'universelle reconnaissance de la plus grande beauté des jeunes hommes nus que celles des femmes sans voiles…Spontanément, un adolescent mâle éprouve en effet un désir confus qui trouve bien à se satisfaire d'une manière ou d'une autre et non spécifiquement prédestiné à trouver son assouvissement chez la femme. Il faut donc bien tout l'attirail culturel d'une société millénaire pour assurer la survie de l'espèce en rendant le corps féminin plus attirant que le masculin à ces messieurs dont l'homosexualité est la forme d'assouvissement du désir le plus naturel - sans nier toutefois la possibilité - théorique, hypothétique - que certains se sentent malgré tout spontanément attirés par les corps nus féminins - sait-on jamais, tous les goûts sont dans la nature. Ce serait tout de même une perversion que de mettre de jeunes éphèbes trop tôt entre les bras de ces dames : ils ne sauraient pas mieux s'y prendre que le chien ou le cheval tentant maladroitement un coït. Mieux vaut pour éviter de surcroît de les pervertir et leurs faire perdre à tout jamais leurs moyens, une première éducation auprès des hommes, pour qu'ils apprennent à en devenir un eux-mêmes. Comme le montre encore, argument supplémentaire, les moeurs homosexuels des Celtes, ces peuplades primitives, c'est bien la culture qui forge l'hétérosexualité et l'homosexualité qui est naturelle.
Goethe appuie cette conclusion : puisqu'il souligne la victoire de la culture sur l'homosexualité, c'est bien qu'il présente celle-ci comme antédiluvienne et donc naturelle - et l'abus de langage déduit, par une double opposition, que c'est donc bien l'hétérosexualité qui est le résultat de l'assimilation culturelle…
le dernier dialogue démontre que l'homosexualité est utile à la société : les grandes époques d'invention culturelle étaient des moment d'extraversion homosexuelle ; et les armées gagnent en solidité si elles promeuvent l'attachement réciproque de ses soldats par des liens amoureux : les amants sont plus acharnés à défendre leur aimé et à refuser le déshonneur devant lui ; Sparte, qui pourtant éliminait les corps imparfaits et ostracisait les moeurs libérales, et l'absence d'oppression de l'homosexualité dans le code Napoléon, en attestent. L'homosexualité ennoblit encore la femme puisque le désir de possession ne vient pas dégrader la dignité qu'on lui prête et la misogynie ne naît que du regard avide de prendre leur plaisir des hétérosexuels. Et si l'on ajoute que les femmes n'ont pas tant de besoins sexuels sue les hommes qui ont « beaucoup plus à dépenser » et bien c'est alors qu'il faut en plus dénoncer l'absurdité de la prison qu'est le mariage et des violences qu'il ne peut, structurellement, que générer - les hommes sont fait pour coucher avec les hommes.
Bon. On ne peut pas dire que soit absent du discours tout parti pris, que la présupposition d'une origine biologique (« naturelle ») et transmissible de l'homosexualité ou encore qu'une réflexion exclusivement menée du côté masculin où les femmes n'apparaissent qu'en fond de décors, joue en faveur de la validité des arguments présentés… le vocabulaire est daté, les exemples pris au comportement animalier sont risibles, les citations sont détournées ou abusivement étendues… mais
Gide ne peut pas ne pas s'être « follement » amusé à développer cette argumentation très littéraire, serrée et subversive à la manière des disputatio oxoniennes : je prends le parti contraire et je développe ma logique jusqu'au bout… il reste un amusement de lecture, un texte hautement littéraire qui ne pouvait être écrit que par une sommité d'érudition qui devait sans doute se dire que la complexité de l'expression et son propre prestige réduirait de toute façon à sa cause les opinions des lecteurs les moins attentifs - même si la méthode est contestable, c'est toujours un pas de gagné contre l'intolérance - et que, chez les plus érudits, la subversion, voire la provocation du propos ne pouvait manquer de mettre dans l'espace public un thème que sans doute il n'avait pas la prétention d'avoir épuisé…. Une origine biologique de l'homosexualité ?…
Sartre n'avait pas encore écrit son «
Genet »…
Gide en aurait-il refusé le sens ? Rien n'est moins sûr… surtout si l'on attache à cette critique bien contemporaine de la reprise un peu trop engagée d'une structure sociale et culturelle à défendre une sexualité hétérosexuelle au prétexte des besoins de la reproduction. Un siècle après l'écriture du texte, ce reproche est très d'actualité… Si bien que l'on pourrait voir dans
Corydon, bien plutôt que l'explication de l'homosexualité, une critique d'une culture envahissante et hégémonique qui entend suppléer jusqu'aux lois de la nature… l'argument de
Gide se retourne alors et prend celui de l'hétérosexualité par derrière : vous imposez par des arguments culturels que la nature ne veut que la reproduction ; je vous démontre par la même voie qu'elle ne veut que le plaisir. Un argument en valant bien un autre, le vôtre est circonscrit par le mien à sa dimension culturelle où l'on peut bien donner les explications que l'on veut à ce qui est… car de qui Darwin, dont l'application à l'homme de la théorie de l'évolution est ici ridiculisée aura-t-il été le premier contempteur ? Une tyrannie en remplace une autre et
Gide oppose le ridicule d'une théorie politique inspirée de celle de l'évolution pour pointer l'absurdité qu'elle continue de s'inspirer de l'Église… Il faut bien se méfier de ces paradigmes arbitraires si nous voulons être ce que nous sommes : ni limaces de mer, ni outils de reproduction, tout simplement des humains, libres…