Un type qu'a passé du temps en taule, on sait jamais trop dans quel état il en ressort.
Une serveuse fit son apparition pour prêter main-forte à l'heure d'affluence. Jeune, tatouée elle aussi. Le bas du ventre dénudé sous la chemise, le nombril entouré d'un soleil, et Russell le regarda avec délectation onduler tandis qu'elle s'activait derrière le bar. Jésus ou Elvis en personne auraient pu débarquer, il n'aurait rien remarqué, ou n'en aurait rien eu à foutre, hypnotisé qu'il était par ce soleil à l'encre noire dont les rayons se pliaient et se tordaient quand elle se hissait sur la pointe des pieds pour attraper les bouteilles et remplir les verres d'alcool.
Elle abaissa son arme puis la laissa tomber et ses mains soudain tremblantes se levèrent et elle les posa sur sa tête mais ce n'était pas le moment alors elle ramassa ses vêtements et ses chaussures à l'arrière de la voiture et elle se rhabilla à toute vitesse et tout à coup elle fondit en larmes et se mit à hoqueter mais elle se força à arrêter.
Les idées à la con, c'est pas la meilleure façon de commencer la journée.
Ce soir-là, il avait bu plus que d'habitude sans raison particulière, sinon que c'était l'un de ces vendredis soirs torrides du Mississippi où vous venez de toucher votre paye et il y a dans votre vie une fille qui vous aime et vous recevez cinq sur cinq cette radio de La Nouvelle-Orléans qui passe des vieux blues, ces voix brisées qui chantent la poisse et les femmes insatiables et les p'tits coqs rouges et les allées et venues furtives par la porte de derrière. L’un de ces soirs où la lumière s’attarde et repousse sans cesse la nuit et tant qu’il y a de l’essence dans les pompes des stations on se dit que ce serait trop bête de ne pas la faire flamber. Plus d’une fois par la suite il s’était dit qu’il aurait mieux valu qu’il y ait une raison. Quelque chose qui l’aurait provoqué, poussé, énervé, bousculé, quelque chose qui aurait pu expliquer qu’il ait tellement bu. Plus d’une fois il aurait voulu pouvoir pointer du doigt et désigner un autre coupable. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.
Russell lui distribuait ses cigarettes comme s'il lui donnait des frites.
Elle s'était si bien évertuée à oublier qu'elle ne savait plus quand où ni combien de fois, mais elle se rappelait que c'était à une époque de ténèbres où elle s'était retrouvée acculée au désespoir, cernée par les chiens enragés de la vie.
Il était facile de haïr tout le reste mais se haïr soi-même était une torture.
Elle s'était rendu compte avec le temps que les mauvais coups, une fois que c’était parti, s'amoncelaient et proliféraient comme une plante grimpante sauvage et vénéneuse, un lierre qui courait tout le long des kilomètres et des années, depuis les visages brumeux qu'elle avait connus jusqu'aux frontières qu'elle avait franchies et à tout ce qu'avaient pu instiller en elle les inconnus croisés en chemin.
J’aimerais bien savoir ce qui fait tourner le monde comme ça. Parce qu’il tourne d’une drôle de façon des fois.