Mais, avez-vous la prétention de me dire exactement quelle est la proportion du mal dans l'apparence du mal, juste où le mal s'arrête entre l'action et l'apparence ?
L'homme sait si peu de chose sur son prochain. A nos yeux, hommes et femmes agissent toujours pour les mêmes motifs qui nous pousseraient nous-mêmes si nous étions assez fous pour agir comme eux.
...une des plus heureuses facultés de l'esprit est de pouvoir rejeter ce que la conscience refuse d'assimiler.
...le sang paternel hait, plein d'amour et d'orgueil, tandis que le sang maternel, plein de haine, aime et cohabite.
L'homme dont les mensonges sont le plus aisément acceptés est celui qui, toute sa vie, a joui de la réputation de franchise.
On dirait que l'homme peut tout supporter. Même ce qu'il n'a pas fait. Même l'idée qu'il n'en peut supporter davantage.
Parfois, il se rappelait qu’un jour, il avait poussé, excité des blancs à l’appeler nègre, pour pouvoir se battre avec eux, pour les battre ou être battu. Maintenant, il se battait avec les noirs qui le traitaient de blanc. Il était dans le Nord, maintenant, à Chicago puis à Detroit. Il fréquentait les noirs et évitait les blancs. Combatif, mystérieux, renfermé, il mangeait avec eux, couchait avec eux. Il vivait alors maritalement avec une femme qui ressemblait à une statue d’ébène. La nuit, couché près d’elle, éveillé, il se mettait parfois à respirer très fort. Il le faisait exprès, sentant, regardant même sa poitrine blanche s’enfler, plus large, toujours plus large, sous la cage thoracique. Il s’efforçait d’aspirer l’odeur noire, la pensée, la nature sombre, indéchiffrable des nègres, essayant, à chaque expiration, de chasser loin de lui le sang blanc, la pensée, la nature blanche. Et, toujours, à l’odeur qu’il tentait de s’assimiler, ses narines blanchissaient, se contractaient, son être entier se révulsait, se tendait sous la révolte du corps et le refus de l’esprit.
(p. 277)
« On l’enverra à l’orphelinat des nègres, pensa-t-elle. Naturellement. Il faudra bien. »
Elle n’alla même pas tout de suite trouver la directrice. Elle était partie dans cette intention, mais, au lieu de tourner vers la porte du bureau, elle se vit la dépasser, continuer vers l’escalier et le monter. On eût dit qu’elle se suivait elle-même pour voir où elle allait. Dans le corridor, tranquille et vide, elle bâilla à nouveau avec un soulagement complet. Elle entra dans sa chambre, ferma la porte à clé, se déshabilla et se mit au lit. Les stores étaient baissés, et elle était étendue sur le dos, immobile, dans une obscurité presque complète. Ses yeux étaient fermés, son visage doux et vide. Au bout d’un moment, elle entrouvrit les jambes, puis elle les referma, lentement, sentant les draps glisser, frais et lisses sur elles, puis glisser à nouveau, lisses et chauds. Sa pensée semblait suspendue entre le sommeil qui la fuyait depuis trois nuits, et le sommeil qu’elle s’apprêtait à goûter, le corps ouvert, prêt à le recevoir, comme elle aurait reçu un homme.
(p. 167-168)
Et ils restaient encore un peu dans la paix de ce crépuscule que hantaient, comme sortis de leurs reins, des myriades de fantômes de péchés et de plaisirs défunts.
La mémoire croit avant que la connaissance ne se rappelle. Croit plus longtemps qu’elle ne se souvient, plus longtemps que la connaissance ne s’interroge.