Tout le monde connaît cette célèbre phrase de
Proust: « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même ».
Mais
Proust a aussi écrit: «Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ».
Et il nous faut, me semble-t-il, apprendre ces langues.
C'est le sentiment que j'ai eu en lisant avec, cette fois, un immense bonheur, ce roman dont je n'avais pas su comprendre la langue il y a plus de trente ans, l'abandonnant au bout d'une cinquantaine de pages, dérouté, dans mon souvenir, par la lenteur du rythme et la complexité de l'écriture.
Et donc,si je reste toujours le lecteur de moi-même, les années, les lectures m'ont bien changé, au point de ne pas me retrouver dans celui qui n'a pas aimé ce livre il y a trente ans.
Car ce roman est beaucoup moins complexe dans sa construction que
Lumière d'août, lu il y a quelques mois, à l'incitation de belles critiques d'ami.e.s babeliotes, et donc plus facile à aborder.
Je l'ai trouvé riche de tant de thèmes différents, où passent cruauté, désespoir, tendresse et amour; et de tant de personnages inoubliables, attachants, émouvants, déroutants, irritants.
Tout d'abord, le récit raconte un moment de l'histoire des
Sartoris, situé juste après la première guerre mondiale, qui illustre la déshérence, la décrépitude, de ces grandes familles aristocratiques du Sud des Etats-Unis, abaissées, appauvries par leur défaite lors de la Guerre de Sécession, mais qui refusent de se soumettre, d'accepter la volonté et la puissance de ceux du Nord, de ces yankees qu'ils détestent.
Et les
Sartoris, comme, sans doute, bien d'autres familles de cette époque, revivent, ressassent leur passé glorieux, leurs faits d'armes.
Et puis, ces grands propriétaires terriens devenus un peu moins grands, moins prospères en tout cas, restent sans égards pour la communauté noire, les nègres, comme ils les appellent, qui, d'esclaves sont devenus des travailleurs exploités ou, au mieux des domestiques, telle Lenora s'occupant de la cuisine et de la lessive, tel aussi le vieux Simon, serviteur négligent, roublard et retors. Tous ces « nègres » sont traités comme des incapables qu'il faut diriger, surveiller, soumettre, voire humilier..
Les plus jeunes, les frères Johnny et le « jeune » Bayard, ont ajouté un autre volet à l'histoire familiale. Celle de leur participation, par goût de l'aventure et du risque, à la dernière phase de la guerre de 14-18, comme pilotes d'avions de combat. Et l'un d'eux, Johnny, y est mort; et son frère Bayard, revient chez lui, traînant en permanence le sentiment de culpabilité de n'avoir rien pu faire pour le sauver.
Mais en réalité, on comprend que cette guerre, qui fut celle gagnée grâce à l'engagement des yankees en Europe est vécue majoritairement comme la réussite du Nord des États-Unis, et à laquelle le Sud ne sentit pas impliqué.
Et puis, le roman, sur un rythme lent et envoûtant, nous fait vivre les relations complexes entre les hommes, entre les hommes et les femmes, faites de frustration, de colère et de souffrance, parfois tempérées d'instants de tendresse, et où, très souvent, les liens se tissent puis se délitent.
Au premier rang, la famille des
Sartoris, et tout d'abord le « vieux Bayard », homme du passé, malade refusant de se faire soigner, propriétaire terrien marqué par la lassitude et manquant d'esprit d'entreprise, tenant à se déplacer à la Banque qu'il possède en calèche à chevaux conduits par son domestique noir, Simon.
Et puis, le « jeune Bayard », rongé par le sentiment de la culpabilité, par la tentation suicidaire, dont nous suivrons le parcours fait de frenésie désespérée, et d'une brève période de paix et d'amour, jeune homme perdu qui cherche d'abord à défier la mort par des courses folles en voiture, puis à fuir ce Sud en parcourant le monde, jusqu'à une fin tragique.
La seule personne solide dans cette famille c'est la très vieille mais très alerte grand-tante Jenny, qui fut la femme du père du vieux Bayard, John
Sartoris, et qui mène la maison d'une façon pleine de rudesse mais non dénuée de tendresse, racontant sans cesse les faits et gestes légendaires des
Sartoris durant la guerre de Sécession. .
Un autre personnage complexe et émouvant est Narcissa Benbow, femme indépendante, mais fusionnelle avec son jeune frère Horace, homme falot et indécis, qui sera pris dans les filets d'une femme pulpeuse et mariée. Narcissa aura une brève idylle avec le jeune Bayard, et donnera naissance au dernier des
Sartoris, qu'elle prénommera de son nom de famille, Benbow, peut-être pour lui faire échapper à la fatale destinée de la lignée.
Le roman fait aussi la place à toute une série de personnages secondaires truculents,au premier rang, le vieux domestique Simon, mais aussi le vieux Docteur Peabody, ou inquiétants comme le caissier Snopes, voyeur et auteur de lettres anonymes.
La beauté unique de ce roman,qui préfigure, je pense, les futurs chefs-d'oeuvre d'architecture romanesque de
Faulkner, vient de la narration elliptique et complexe, au rythme lent, parfois même lancinant, et de la description incroyablement belle de la nature, des paysages et des bêtes, une nature que l'on croit voir, sentir.
En conclusion, je me suis fait cette réflexion: à quoi sert cette critique? Si j'en avais lu une du même tonneau il y a trente ans, cela n'aurait rien changé à mon avis, à ma perception de l'oeuvre, je n'étais pas prêt à lire
Faulkner. Et donc, je crois qu'elle ne peut s'adresser qu'à celles et ceux qui aiment déjà ce genre de littérature….et donc qui n'en ont pas besoin. Et elle ne pourra convaincre celles et ceux, qui, comme je l'étais autrefois, aiment les narrations fluides et sans mystère.
Donc, elle ne sert à rien, ou presque.