Bientôt ce serait la fin de mon anniversaire, je profitais de cette minute avant la pluie, de ce moment de bonheur suspendu où la musique accouplait nos coeurs, comblait le vide entre nous, célébrait l'existence, l'instant, l'éternité de mes onze ans, ici, sous le ficus cathédrale de mon enfance, et je savais alors au plus profond de moi que la vie finirait par s'arranger.
Je ne sais pas comment cette histoire a commencé. Papa nous avait pourtant expliqué...
... au Burundi c est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies.
....
Alors j' ai demandé, la guerre entre les Tutsi et les Hutu, c est parce qu'ils n ont pas territoire ? La meme langue? Le même Dieu?
Non.
Alors pourquoi ?
Parce qu'ils n ont pas le même nez.
Plus tard, quand je serai grand, je veux être mécanicien pour ne jamais être en panne dans la vie.
Ma vie ressemble à une longue divagation. Tout m'intéresse. Rien ne me passionne. Il me manque le sel des obsessions.
Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d’optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violences et de destruction qui revenaient par périodes successives comme des vents mauvais : 1965, 1972, 1988. Un spectre lugubre s’invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n’est qu’un court intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons.
Le cabaret était la plus grande institution du Burundi. L’agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation. Chaque quartier, chaque rue possédait ces petites cabanes sans lumières, où, à la faveur de l’obscurité, on venait prendre une bière chaude, installé inconfortablement sur un casier ou un tabouret, à quelques centimètres du sol. Le cabaret offrait aux buveurs le luxe d’être là sans être reconnus, de participer aux conversations, ou pas, sans être repérés. Dans ce petit pays où tout le monde se connaissait, seul le cabaret permettait de libérer sa parole, d’être en accord avec soi. On y avait la même liberté que dans un isoloir. Et pour un peuple qui n’avait jamais voté, donner sa voix avait son importance. Que l’on soit grand bwana ou simple boy, au cabaret, les cœurs, les têtes, les ventres et les sexes s’exprimaient sans hiérarchie.
Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s'y sont pas noyés sont mazoutés à vie.
- Un livre peut nous changer?
- Bien sûr, un livre peut te changer! Et même changer ta vie. Comme un coup de foudre. Et on ne peut pas savoir quand la rencontre aura lieu. Il faut se méfier des livres. Ce sont des génies endormis.
La souffrance est un joker dans le jeu de la discussion, elle couche tous les autres arguments sur son passage. En un sens, elle est injuste.
Et Maman, penchée au-dessus d’Ana, continuait de raconter cette effroyable histoire dans un long chuchotement haletant. J’ai écrasé l’oreiller sur ma tête. Je ne voulais pas savoir. Je ne voulais rien entendre. Je voulais me lover dans un trou de souris, me réfugier dans une tanière, me protéger du monde au bout de mon impasse, me perdre parmi les beaux souvenirs, habiter de doux romans, vivre au fond des livres.