Il traversait l'un de ces moments dont on parle dans les livres, lorsqu'un personnage réagit de manière occasionnellement excessive au mal de vivre ordinaire.
Une occasion perdue, il ne s’en présente pas d’autres. S’il n’y a pas de deux sans trois, il y a bien un sans deux.
À la fin il me dit, d’un ton paisible :
« Votre seule responsabilité est d’être une femme particulièrement sensible.
– L’excès de sensibilité peut être une faute, répliquai-je.
– La véritable faute est l’insensibilité de Mario », répondit-il, me signalant du regard qu’il comprenait bien mes arguments et qu’il jugeait bien fades ceux de mon ami.
Les laisser en paix, ces fourmis. Peut-être n'étaient-elles pas un ennemi, j'avais eu tort de chercher à les exterminer. La compacité des choses est parfois assurée par des éléments fâcheux qui semblent en perturber la cohésion.
Et je m'émus davantage lorsque je m'aperçus que Carrano ne parvenait pas, lui non plus, à se retenir, sa lèvre inférieure tremblotait, il avait les yeux luisants, il murmura :
« Ne pleurez pas, madame... »
Sa sensibilité m'attendrit ; toute larmoyante, je posai mon verre sur le sol et, comme pour le consoler, moi qui avais besoin de consolation, je me blottis contre lui.
Ma mère m'appela aussitôt à la maison, elle était nerveuse, elle se mettait souvent en colère après moi pour des peccadilles, je n'avais rien fait de mal. J'avais parfois le sentiment que je ne lui plaisais pas, comme si elle reconnaissait sur mon visage quelque chose qu'elle détestait chez elle, un mal secret personnel.
Le futur – pensai-je – sera tout entier ainsi, la vie vive mêlée à l’odeur humide de la terre des morts, l’attention confondue avec l’inattention, les élans enthousiastes du cœur enchevêtrés aux brusques chutes de la signification. Et il ne sera pas pour autant pire que le passé.
La femme que je m’étais imaginée devenir lorsque j’étais une adolescente, où était-elle donc passée ?
Le balcon s’avançait dans le vide comme le tremplin d’une piscine.
Je le regardai attentivement. C'était précisément ainsi, il n'y avait plus rien qui pût m'intéresser encore chez lui. Il n'était pas même un lambeau de mon passé, il n'était plus qu'une tache, comme l'empreinte qu'une main a laissée bien des années auparavant sur un mur.
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