Jacques et Claudie Antonietti se disaient tristement qu'ils avaient engendré un épouvantable petit merdeux mais ce constat désolant ne les aidaient en rien à régler leur problème.
...et qu'y avait-il entre eux si ce n'est l'intimité du sommeil partagé, et l'accomplissement du rite assurant la stabilité du monde ?
Deux types de Sartène buvaient une bouteille de vodka au comptoir, ils avaient du mal à tenir debout mais ils draguaient lourdement Annie qui les traitaient de cochons et les punissaient e temps en temps d'une petite caresse réprobatrice sur les couilles et minaudait en encaissant des pourboires colossaux.
Il se tenait derrière le comptoir, sérieux et droit, un chiffon à la main, près de son épouse qui veillait à la caisse, et semblait immunisé contre toute forme envisageable de bouleversement, ce que Libero résuma d'une seule formule concise :
-Il a vraiment l'air d'un gros con.
...il avait des yeux d'animal à l'agonie, pleins de peur et de nuit...
L'employé porté une chemisette à rayures et une cravate hideuse et Aurélie comprit au bout de quelques minutes qu'elle n'obtiendrait pas les informations qu'elle était venue chercher, personne ne consentirait à réexaminer le dossier de Massinissa, car il ne s'agissait ici que d'exercer avec une délectation répugnante un pouvoir qui ne se manifestait que dans les caprices de son arbitraire, le pouvoir des minables et des faibles, dont ce type en chemisette était le représentant parfait, avec le sourire idiot et suffisant qu'il lui adressait du haut de la citadelle imprenable de sa bêtise.
Il a sans doute regardé ses enfants sans les reconnaître mais son épouse n'avait pas changé parce qu'elle n'avait jamais été jeune ni fraîche, et il l'a serrée contre lui bien que Marcel n'ait jamais compris ce qui avait bien pu pousser l'un vers l'autre leurs deux corps desséchés et rompus, ce ne pouvait être le désir, ni même un instinct animal, peut-être était-ce seulement parce que Marcel avait besoin de leur étreinte pour quitter les limbes au fond desquels il guettait depuis si longtemps, attendant de naître, et c'est pour répondre à son appel silencieux qu'ils ont rampé cette nuit-là l'un sur l'autre dans l'obscurité de leur chambre, sans faire de bruit pour ne pas alerter Jean-Baptiste et Jeanne-Marie qui faisaient semblant de dormir, allongés sur leur matelas dans un coin de la pièce, le coeur battant devant le mystère des craquements et des soupirs rauques qu'ils comprenaient sans pouvoir le nommer, pris de vertige devant l'ampleur du mystère qui mêlait si près d'eux la violence à l'intimité, tandis que leurs parents s'épuisaient rageusement à frotter leurs corps l'un à l'autre, tordant et explorant la sécheresse de leurs propres chairs pour en ranimer les sources anciennes taries par la tristesse, le deuil et le sel et puiser, tout au fond de leurs ventres, ce qu'il y restait d'humeurs et de glaires, ne serait-ce qu'une trace d'humidité, un peu de fluide qui sert de réceptacle à la vie, une seule goutte, et ils ont fait tant d'efforts que cette goutte a fini par sourdre et se condenser en eux, rendant la vie possible, alors même qu'ils n'étaient plus qu'à peine vivants.
"Toi, vois ce que tu es.
Car nécessairement vient le feu"
(St-Augustin)
"Ce que l'homme fait,
l'homme le détruit'"
(St-Augustin)
Pendant toute la cérémonie, Mathieu partit à la recherche de son propre chagrin mais il ne le trouva nulle part, il regardait le bois ouvragé du cercueil, le visage momifié de son grand-père, il entendait les sanglots mêlés de sa mère et d'Aurélie et rien ne se passait, il avait beau fermer les yeux et s'astreindre à des pensées tristes, son chagrin ne répondait à aucun de ses appels, il le sentait parfois passer tout près de lui, sa lèvre en tremblait légèrement et, au moment où il pensait que ses larmes allaient enfin se mettre à couler, toutes les sources humides de son corps se tarissaient et il redevenait brusquement impassible et sec, dressé devant l'autel comme un arbre mort.