Quinze ans plus tard, je faisais une conférence à l'université d'Irkoutsk, en Sibérie, quand un étudiant m'interpella sur la différence d'interprétation des journées de juillet entre mon livre de 1967 et celui de 1976. Pris de court, je bottais en touche et lui répondais que je ne comprenais pas comment il pouvait me poser pareille question puisque mes deux livres étaient interdits de lecture en URSS.
"Mais vous connaissez bien notre système bureaucratique, continua-t-il. Si effectivement vous figurez sur la liste des historiens français interdits, vous ne figurez pas sur la liste des auteurs anglais interdits, or vos ouvrages ont été traduits en anglais..."
Les chantres de la théorie totalitaire n'avaient pas vu que si les structures politiques de l'URSS n' ont guère changé depuis les années 1920, la structure de l'appareil d’État s'est transformée. Une nouvelle génération a peu à peu pris la relève des classes populaires qui l'avaient envahi précédemment. Ces jeunes bénéficiaient d'une éducation scientifique et technique développée, ce qui a eu pour effet de la "déplébéianiser". Ainsi, vers 1975-1980, seuls 20 % d'ouvriers participent à l'appareil d’État où ils ne rédigent que 6 % des rapports. Les autres, dans leur grande majorité, sont élaborés par des ingénieurs, des techniciens et des scientifiques divers. Ils développent leur savoir dans le cadre du système en critiquant le fonctionnement mais sans en bouleverser le principe, puisqu'ils en font eux-mêmes partie. On les a retrouvés ensuite économistes, écologistes, etc. Ils sont les premiers à remettre en cause l"incompétence" à gérer les affaires du parti en tant que tel. Ce son souvent des hommes du KGB qu'on retrouvera ensuite.Le KGB n'avait pas seulement des activités criminelles ou d'espionnage comme on se plaît à le répéter à l'Ouest, mais constituait une sorte d'"ENA" de la Russie. Andropov, parrain de la réforme en URSS, avait plus ou moins repéré ce décalage entre le blocage politique et l'autonomie du social.
Que va-t-on vendre ici ? demande ainsi un passant au premier quidam d'une longue file.
- Je ne sais pas, répond l'autre, adossé à une porte cochère. J'étais fatigué, j'ai pris appui sur la porte et me suis un peu assoupi, et une file s'est formée derrière moi.
- Il n'y a rien à vendre ? Mais alors, vous pouvez partir.
- Oh non ! Vous ne savez pas le bonheur d'être le premier de la file. Je reste !
A la veille de ce drame, quatre ans après l'annonce de la perestroïka, un humoriste pouvait décrire la vie et les moeurs de chacun : " Dans notre pays, il n'y a pas de chômage, mais personne ne travaille ; personne ne travaille mais la production croît ; la production croît mais les magasins sont vides ; les magasins sont vides, mais lors d'une fête, les tables sont pleinement garnies ; les tables sont pleines à craquer mais personne n'est content ; personne n'est content mais tout le monde vote pour le Parti... "
Les Russes ne savent que trop ce que signifie l'absence de liberté de pensée. Depuis 1917,les diffents partis politiques ont été interdits,la pensée indépendante mise hors la loi. Remplacée par le carchisle de la pensée marxiste-léniniste, le Goulag se chargeait de convaincre les incrédules.