Naomi Fontaine écrit une longue lettre à son amie Julie, "
Shuni" en innu, langue dont sont absentes les lettres J et L. Elles se sont connues enfants dans la réserve d'Uashat -sur la Côte-Nord du Québec- où vivait la première et où le père de la seconde, pasteur, officia pendant treize ans auprès des autochtones. Or Julie revient à Uashat, cette fois en tant que missionnaire. Naomi respecte ceux qui se donnent pour tâche de venir en aide aux siens, elle admire leur courage et leur empathie, elle sait qu'ils sont animés de bonnes intentions, mais elle sait aussi -et surtout- que ce n'est pas suffisant. Elle veut donc prévenir son amie : pour bien aider, il faut d'abord connaître. Aussi, elle va tenter de lui transmettre quelques clés pour mieux comprendre ce peuple dont elle est issue, son histoire, son identité et ses idéaux, ses rêves et son quotidien.
Elle va lui raconter ce que les chiffres ne disent pas.
Car l'une des principales erreurs serait de se laisser influencer par les statistiques, qui définissent, enferment, empêchent de voir l'individu derrière l'image par laquelle on le catégorise. Des statistiques qui ne s'attardent que sur les échecs et les problèmes -le faible niveau scolaire, la toxicomanie, l'alcool, le suicide- posant des certitudes qui avilissent et découragent, et à partir desquelles on recrée le contexte qui les alimente, en rabaissant le niveau scolaire, en consacrant de faramineux budgets aux programmes de prévention des drogues, s'attaquant aux symptômes plutôt que de tenter de comprendre les causes… L'image désastreuse qui en résulte est de plus véhiculée par ces bonnes âmes qui leur viennent en aide, médecins, enseignants, politiciens, ou autres travailleurs sociaux... : quand on parle d'eux, c'est pour évoquer, avec compassion ou commisération, leurs difficultés.
C'est donc sur leurs forces, leurs richesses, et la dimension exceptionnelle que permet leur différence, que préfère s'attarder
Naomi Fontaine.
Colonisé, relégué entre des clôtures de métal, le peuple innu a vu son savoir mis à rude épreuve, sa parole souillée, son territoire dévasté, son mode de vie bouleversé. Il a pourtant eu le courage, l'audace même, de croire que c'était là une occasion de de construire un monde plus doux pour ses enfants, de les protéger de la famine, du froid, de la mort et de la maladie. Aux dépens de sa propre langue, de son savoir, de sa fierté, il les a envoyés à l'école, a laissé le français devenir leur langue, quitte à instaurer une distance entre les générations.
N'est-ce pas de l'admiration (et non de la pitié) que doit susciter cette résistance, terme que préfère
Naomi Fontaine à celui de résilience, qui suppose une certaine forme de reddition. le peuple innu résiste, oui, en s'entêtant à vivre, à construire, à croire en l'avenir, en faisant plus d'enfants malgré la misère, en s'acharnant à poursuivre des études quand tout s'y oppose, en aimant, en écrivant dans la langue coloniale, bref en restant ouvert à une société qui pendant un siècle a tout fait pour détruire sa culture.
Alors, sans doute le temps est-il venu de reconnaître enfin cette résistance, et de dépasser la hiérarchie des rapports que l'on a imposé à ces autochtones jusqu'à les faire douter d'eux-mêmes et de leur propre culture, jusqu'à leur inculquer un complexe d'infériorité. le temps est venu de faire le chemin dans l'autre sens, en cessant de ne juger les Innus qu'en fonction de ce qu'ils ne font pas comme les blancs, en cessant d'en déduire que cela fait d'eux des sauvages et des inférieurs, pour reconnaître la légitimité et la valeur de leurs propres savoirs. Cesser de leur reprocher leur ignorance de la ponctualité ou leur incapacité à être économe, pour s'intéresser à leur connaissance de la nature ou des saisons. Cesser d'opposer modernité et identité. Il n'y a chez les Innus aucun refus de la modernité ; rester fidèle à son identité et à ses valeurs ne signifie pas que l'on refuse d'évoluer, de s'adapter, de faciliter son mode de vie. Et c'est quoi la modernité ? A la conception matérielle qu'on a tendance à lier à cette notion,
Naomi Fontaine oppose une conception sociale, humaniste, rappelant que dans leurs forêts, les Innus pratiquaient déjà depuis longtemps la démocratie, l'égalité hommes-femme, la liberté des liens humains, ce dernier point primant par-dessus tout – l'argent, l'éducation, la réussite et même le sexe - au sein de la communauté innue, l'entraide et la sollicitude étant ancrée dans leur mode de vie, valeur fondatrice (avec celle du travail) qui s'est délitée au sein nos sociétés intéressées et mercantiles.
"
Shuni" est porté par une écriture sobre mais très émouvante car sincère et surtout porteuse d'espoir et d'un puissant optimisme. A l'image de la manière dont les Innus considèrent la vie, comme un cercle qui permet les retours en arrière, les recommencements,
Naomi Fontaine porte son regard vers demain avec la foi de qui croit aux secondes chances, aspirant à faire cohabiter la diversité du monde, persuadée de la capacité de l'homme à tirer des leçons de ses erreurs passées, rêvant d'un pays neuf où les premières nations seront remises au rang d'adultes, certaine enfin que seul l'amour mutuel pourra changer le monde…
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