Entre eux

La mort se met en route bien longtemps avant d'arriver. Et au cœur de la mort elle-même, il y a encore de la vie à vivre jusqu'au bout. Ce que nous avons fait.

L'un des premiers défis de la vie est de connaître pleinement ses parents – à supposer qu'ils vivent assez longtemps pour nous le permettre, qu'ils en vaillent la peine et que ce soit matériellement possible.

Ils s'aimaient, ils m'aimeraient. La présence de l'amour suffirait. Nous allions être heureux.

Je ne sais rien de sa foi, s’il en avait une. Il a pu s’en ouvrir après sa crise cardiaque, mais je ne l’ai jamais vu pratiquer une religion. Je sais qu’il n’avait pas plaisir à lire, lui qui aurait peut-être trouvé dans les livres tout ce que les incroyants y puisent,la preuve qu’il existe une autre façon de voir la vie, distincte de nos ressources naturelles. S’évader dans un ailleurs n’entrait pas dans ses habitudes.

Le mémorialiste ne se contente jamais de raconter l’histoire des autres, il y joue son personnage. Alors parler de mes parents, longtemps après qu’ils sont partis, révèle inévitablement chez moi des lacunes, des ratés, des fragilités, des fêlures et des absences que ce texte, qui a sans doute voulu les suturer ou les solder, n’a peut-être fait que rouvrir ou laisser en suspens, des absences que ni le vécu ni son récit, pour fidèle qu’il soit, ne sauraient tout à fait combler ni masquer.

Ce que j'en dis n'est pas pour parer d'une aura romanesque la vie de ma mère, ou la faire passer pour unique, mais parce que tout ça semble si loin dans le temps et que ces lieux nous paraissent eux-même si lointains, si inconnaissables. Et puis aussi parce que c'est ma mère que j'ai très bien connue, qui me relie à cet «étranger», cet «autre chose» dont je sais fort peu, à présent comme hier. Cette particularité de notre vie avec nos parents est souvent ignorée, son importance sous-estimée. Nos parents assurent un lien intime entre nous, qui sommes enfermés dans nos vies, et quelque chose qui n'est pas nous; ils forgent l'écart et la passerelle, le mystère fécond, si bien que même avec eux nous sommes encore seuls.

L'enfant unique est une éponge, à fortiori peut-être quand ses parents l'ont eu sur le tard. Les cordes de son imagination vibrent au diapason de ce qu'ils disent et de ce qu'ils taisent.

Et c’est ainsi que la vie est passée, je ne dirais pas en vain, mais pas non plus dans un sens prévu. Peut-être est-ce habituel quand nos parents vieillissent : on sent que la vie se dirige vers un but, mais une fois reconnue la nature inéluctable de celui-ci, on préfère se replonger dans le présent.

Mais à tout prendre, c’est bien grâce à ce père là si je reconnais aujourd’hui que la vie est courte, pleine d’à-peu-près et qu’il faut y faire des impasses et combler des vides si l’on veut s’en satisfaire. Tout s’enfuit ou presque, sauf l’amour.

La vie de nos parents nous échappe en partie, pas de leur fait mais du nôtre, et dans ces conditions s'apercevoir qu'on ne sait pas tout est affaire de respect car les enfants rétrécissent le cadre de référence de tout ce à quoi ils appartiennent.