La trace du silure

La maison se nichait au fond d’une impasse, dans un lotissement ordinaire du Sud Loire, en plein cœur de Rezé. Elle était immuable, avec ses volets bleus écaillés et les cigales en porcelaine accrochées à la façade. Isabelle gara sa Clio devant la grille.

La minute suivante, le commissaire lui faisait visiter l’antenne de la PJ au pas de charge.
L’équipe du groupe Crim se composait de six fonctionnaires, trois gradés et trois officiers. L’unité appartenait à la brigade chargée de la répression du banditisme. Donnadieu désigna un grand bureau qui jouxtait le service de la police scientifique.
— C’est prévu pour deux, mais l’occupant des lieux a pris ses aises. Il s’agit de notre investigateur en cybercriminalité. Vous n’aurez qu’à demander à Charolle de vous dénicher un ordinateur, un siège et tout ce dont vous aurez besoin.
— Quel sera mon voisin ?
— C’est écrit sur la porte. Bonne installation, capitaine !

L’antenne de la police judiciaire de Nantes se trouvait place Waldeck-Rousseau, dans un vaste navire amiral de quatre étages qui dominait le bord de l’Erdre. Des centaines de fonctionnaires appartenant à toutes les unités territoriales se partageaient les locaux.

Son patron la regardait avec bienveillance.
— Tu es chanceuse, tu sais. Obtenir Nantes, c’est déjà coton, mais la PJ, par-dessus le marché ! J’avoue que j’avais fait suivre ton rapport sans trop y croire.
Isabelle prit un tabouret et sembla fixer un point abstrait dans son verre.
— Paul, tu as dû donner un sacré coup de pouce au hasard. Les syndicats se foutaient de moi en prétextant qu’il y avait une demi-douzaine d’officiers bretons prêts à tuer père et mère pour respirer de nouveau les embruns du grand Ouest.
— Oui, mais combien peuvent se targuer d’avoir un boss qui fraye dans le même chapitre du Rotary que le manitou du bureau du personnel ? C’est le genre de détail qui fait la différence.
— Merci, Paul…
— Si tu n’avais pas fait cette demande pour t’occuper de ta mère, je n’aurais pas levé le petit doigt pour t’aider. Tu es mon meilleur élément. Une chef de groupe comme toi, je n’en reverrai pas de sitôt.

Paul Montfort posa sur le comptoir l’enveloppe qu’il avait récupérée sur son bureau.
— C’est arrivé au secrétariat ce matin. Le dernier télégramme des mutations.
Isabelle sentit un léger frisson derrière sa nuque.
— Tu avais bien fait une demande à caractère social pour l’antenne de la PJ de Nantes ? C’était il y a un an, je m’en souviens, tu m’avais dit que c’était sans espoir. Ben voilà, ma grande, tu ne connaîtras pas le « Nouveau 36 » des Batignolles.
La jeune femme resta un instant les bras ballants puis vida son verre cul sec.
Comme elle doutait encore, elle sortit le message et relut à deux reprises le paragraphe où son nom apparaissait noir sur blanc.

Dans son bureau, au fond du couloir, le divisionnaire Montfort s’agitait. Le chef de la Crim donnait des instructions à une dizaine d’hommes en gilets pare-balles. Leur mission était de convoyer une fourgonnette remplie des procédures en souffrance. Il n’était pas question que se perdent dans la nature, entre le quai de l’Horloge et les Batignolles, les procès-verbaux afférant à diverses enquêtes dont les journaux avaient fait leurs choux gras.

Un brigadier, des dossiers plein les bras, passa une tête dans l’encadrement de sa porte.
— Isa, le taulier veut te voir.
— J’y vais, fit-elle en écrasant son mégot sur le rebord de la fenêtre.

Quelques vieux briscards — faisant mine de verser une larme — avaient le cœur gros à l’idée de quitter un endroit chargé d’histoire. Mais pour les flics de la dernière génération, la perspective de travailler dans des locaux vastes et bien équipés était plutôt réjouissante. La présence annoncée d’une crèche et de transports rapides vers la banlieue avait suffi à convaincre les plus sceptiques.

Depuis des heures, les fonctionnaires du TGI de Paris et tous les flics du mythique « 36 » pliaient les gaules. La brigade criminelle, où elle était chef de groupe, était logée à la même enseigne que celles des stups ou de l’antigang. Tous les services migraient vers la nouvelle cité judiciaire des Batignolles : un large ensemble flambant neuf et hypersécurisé du XVIIe arrondissement, au bout de l’avenue de Clichy.

Elle prit la carabine et cala la crosse contre son épaule. Elle sentait la douceur ivoire du fût dans sa main. Le doigt sur la détente, elle retint son souffle.
Le chien avait remarqué sa présence ; il grognait.
Ne pas paniquer, respirer calmement.
Elle attendit que l’homme entre dans sa ligne de mire.