En nous emmenant très jeunes au concert, au cinéma, au théâtre, notre mère voulait nous faire partager les grandes joies que procuraient les arts. Elle nous a donné très tôt, l'admiration pour les artistes; pour elle, ils étaient des bienfaiteurs de l'humanité, ils lui rendaient la vie supportable.
j'ai partagé cette admiration au-delà de ses espérances. Sans doute pour me faire admirer d'elle, j'ai voulu faire l'artiste.
(p. 120)
Elle ne croyait pas au paradis, elle croyait au bonheur. Un bonheur qui lui avait souvent glissé entre les mains et qu'elle avait eu beaucoup de peine à retenir avec ses doigts arthrosiques.
Que définitivement elle n’avait pas de chance ; que, définitivement, le bonheur n’était pas pour elle. le monde se liguait pour la rendre malheureuse, même sa mère. Difficile de la contredire, ce jour-là.
D'habitude, ce sont les enfants qui pleurent, pas les grandes personnes. Surtout pas les mères, elles sont sur terre pour consoler les enfants qui pleurent.
Là, les rôles étaient inversés. C'était le monde à l'envers.
J'ai pensé un moment à me lever pour aller la consoler.
Je n'ai pas osé. Si elle pleurait tout doucement, sous ses couvertures qu'elles avait relevées, c'était pour se cacher. Elle ne voulait pas qu'on l'entende.
Ce n'était pas un cauchemar, ce n'était pas un mauvais rêves qui allait s'arrêter.
Elle pleurait parce que sa vie était un mauvais rêve. Je ne pouvais rien y faire.
Ma mère , parfois, m'envoyait par le courrier des citations de livres qu'elle était entrain de lire. Je n'oublierai jamais celle de Romain Gary : "je ne pardonnerai jamais à Dieu le mal qu'il a fait à ma mère" (p. 137)
Dans cette maison, elle a dû entendre l'écho des sanglots longs des violons de l'automne, et elle a attrapé la mélancolie.
J’oublie que le temps ne fait que passer, il ne s’arrête pas, on le reconnaît seulement après, aux traces qu’il laisse.
Malraux a écrit que la mort change la vie en destin. On ne peut plus faire de retouche après, c'est définitif.
Toute sa vie, elle a gardé le goût du bonheur. Elle a su se faire consoler par les bienfaiteurs de l'humanité, les musiciens, les peintres, les écrivains, les philosophes... Un de ces livres de chevet était Propos sur le bonheur d'Alain.
Elle en avait souligné au crayon des passages "ce que l'on peut faire de mieux pour ceux qu'on aiment c'est encore d'être heureux".
Quand on l'embrassait, elle ne tendait pas la joue, elle restait raide, comme une statue. si on voulait l'embrasser sur les deux joues, il fallait faire le tour.