C'est que la légende des "secrets d'écriture" est tenace et, plus têtu encore, le rêve qui l'habite, obtenir d'un écrivain admiré ou envié l'arsenal de recettes qu'il est censé avoir réuni afin d'accomplir ce prodige: entraîner le lecteur dans un monde parallèle et l'y emprisonner, captif à ce point subjugué qu'à la façon des victimes du syndrome de Stockholm, il prend cette prise d'otage pour une merveilleuse évasion, persuadé que l'univers où l'écrivain l'a enfermé - décor, personnages, espace-temps - est plus passionnant, plus pertinent, plus authentique que le sien.
Notre faim d'histoires, toujours aussi insatiable, a la même source: peur de la mort et de ce qui nous rappelle la mort, la nuit, la maladie, le deuil, la guerre; et ces heures d'anxiété sournoise, l'attente, l'ennui, qu'à juste titre nous appelons des "temps morts".
Ceux qui racontent des histoires, quels qu'ils soient, sont donc de grands réanimateurs. Grâce à eux, le temps reprend vie. Il était muet, il nous reparle. Il ne bougeait plus, il se lève, marche, nous empoigne, puis nous entraîne dans un monde parallèle dont les lois, même quand elles sont sans pitié, nous paraissent plus limpides. Ainsi, lorsqu'une histoire nous "prend", nos peurs s'évanouissent.
On le pressent quand on entreprend d'écrire: on va se dévoiler ou être dévoilé. Et cependant, comme lorsqu'on a envie de faire l'amour, on passe outre. Mieux, on le désire, ce dévoilement. Au risque d'être rejeté, répudié au sens étymologique du terme: désigné à la vue de tous comme un être repoussant, incapable de susciter tout désir, et par conséquent, écrasé de honte.
Certains [lecteurs] m'avaient aussi affirmé qu'ils en avait eu et qu'ils l'avaient perdue [l'imagination]. "Vers douze-treize ans", avaient-ils lâché; et quand j'avais voulu savoir ce qui s'était passé, ils avaient presque tous incriminé le système scolaire: "A partir de cet âge-là, on nous demande uniquement d'apprendre, et plus d'inventer". Puis, nostalgiques, ils avaient évoqué leur enfance.
Un autre jour, elle se lance dans une digression sur le troisième œil :"C'est l'oeil intérieur, celui qu'on acquiert lorsqu'on transforme le temps en mémoire, la mémoire en expérience puis l'expérience en connaissance." Elle marque une petite pause et grinche : "Avec une majuscule à connaissance, s'il vous plaît!"
Le romancier, outré, s'égosille : "Je ne sais pas ce que me veut mon personnage, il me résiste !" Il n'est pas au bout de ses peines. Quelques heures ou quelques jours plus tard, le héros dépose à ses pieds le monde-histoire et se fait la belle.
"Mon personnage m'échappe !" piaule cette fois l'écrivain. Son entpurage, qui a compris que c'est lui, l'auteur, qui s'échappe à lui-même et a pris la fuite à la vue de ses parts d'ombre, lui rétorque avec bon sens : "Tu n'as qu'à le rattraper !" PLus ou moins vexé, plus ou moins penaud, l'écrivain s'en va à la recherche de son héros. Il lui remet la main dessus, mais la dure condition du personnage ne s'en trouve pas nécessairement améliorée : il arrive que l'auteur, entre-temps, ait chamboulé de fond en comble la structure de son histoire.
J'ai sûrement kidnappé plusieurs fois certains de mes semblables, afin de les transformer en héros de roman. J'en ai fait ma pâture. C'est à ce prix — un rapt suivi de pratiques anthropophagiques— qu'ils ont pu paraître vivants.
Je ne vois pas où est le mal. Pas un romancier qui ne se soit livré un jour ou l'autre à ces dévorations carnassières. Elles ne sont pas systématiques mais c'est un trait distinctif de notre tribu. Nos proies (...) sont de simples supports.