Le bandeau sur la couverture présente en photo évoque "le dilemme d'un homme entre sa religion et son désir", je dirai plutôt que le roman est construit entre une opposition entre le désir et la mort. Et plus encore qu'une dichotomie, trois termes structurent et tendent le récit : luxure, orgueil et doute, comme les trois démons qui s'adressent à l'abbé Paphnuce.
La luxure, car l'abbé est tenté par l'image de la tentatrice suprême,
Thaïs, figure sans cesse renouvelée de la courtisane qui pervertit les hommes par sa beauté en les rendant fous de désir - elle a été danseuse égyptienne, Hélène de Sparte...
Thaïs est donc décrite de façon très sensuelle, mais elle apparaît elle-même peu dans le roman comme personnage agissant, elle est vue par les autres. Dans ses visions tentatrices, Paphnuce la voit partout, retrouvant ses courbes dans les dunes du désert, le violet de ses yeux dans les fleurs, la douceur de son regard dans les étoiles...
L'orgueil aussi, car l'abbé confond la voix de Dieu et celle du diable. En voulant rejoignant sa colonne pour y vivre et y prier comme un stylite, il cherche à être reconnu, à être admiré. Il veut devenir un saint, comme son modèle, saint Antoine, et recherche les miracles.
Anatole France présente ainsi, avec ironie et anticléricalisme me semble-t-il, la constitution de Stylopolis, la ville du stylite, qui se créé suite à l'afflux de pèlerins, mais aussi de marchands, de charlatans, de prostituées... La réputation de sainteté attire les marchands du temple venu dépouiller les crédules... Même d'autres religieux sont prêts à témoigner de miracles pour eux aussi être reconnus comme les proches de Paphnuce. le véritable saint présent dans le texte est la figure de Théodore, esclave noir, battu, humilié, mais véritable croyant et martyr.
Le doute enfin, car, plus le temps passe, moins Paphnuce est capable de distinguer le vrai du faux, l'ange du démon. Il sombre même dans l'hérésie, étant prêt à adopter l'arianisme - oui, cette oeuvre fait réviser les premiers conciles et les divisions dans le christianisme antique... Celui-ci est présenté comme pire que le doute ou le scepticisme.
La description de la conscience d'un prêtre déchirée entre désir, luxure, tentation, mortification... ne sont pas nouvelles dans la littérature, y compris à la fin du XIX ème siècle - la Tentation de saint Antoine par exemple pour rester dans le même contexte. J'avoue avoir passé un peu vite sur les explications mystiques puisque ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus. Je trouve dommage que
Thaïs ne soit finalement pas le personnage principal car elle aussi est pleine de contradictions et est déchirée. En effet, si les hommes la présentent comme une prostituée, une incarnation de la volupté, c'est une actrice - même si les actrices ont longtemps été vues comme des prostituées. Et, plus encore, c'est une tragédienne de grand talent, qui répète ses rôles. D'ailleurs, elle semble d'abord attirée par la perspective de vie éternelle car cela lui permettra de rester éternellement jeune - et belle. Voilà un motif bien profane...
Oui, si la volupté mystique et les saints de l'Antiquité ne sont pas les thématiques qui me séduisent normalement le plus, ce que j'ai apprécié ici c'est, selon moi, le certain regard distancié posé par
Anatole France sur les croyances et les croyants. Pour moi, il n'est pas admiratif d'eux, et il irait jusqu'à se moquer implicitement. En effet, il insiste sur la thématique du théâtre. Dieu est présenté comme un dramaturge, qui met en scène les passions des hommes. Ainsi, dans une de ses visions, Paphnuce voit même
Homère aux Enfers, lui qui incarne le récit. Tout pourrait donc être mise en scène et représentation, chacun joue un rôle face aux autres et face à Dieu.