Mourir pour Kobané

Tu penses que tous les musulmans veulent le califat ?
Bien sûr que non. Souviens-toi que dans cette pièce nous sommes tous des musulmans. Et que les Arabes combattant dans nos rangs sont aussi des musulmans. Mais le Coran n'a rien à dire sur la façon dont doit exister notre société. Voilà ce qu'on pense. Comment veux-tu faire un État de droit avec la charia ? Les musulmans chez vous doivent faire comme nous : changer, se réformer comme l'on fait les chrétiens. Devenir vraiment laïcs pour entrer dans la modernité et laisser l'homme libre de tout. Ne garder la religion que pour leur vie privée. Ou s'en débarrasser.

Cependant, personne ne désespère ici. Quand on se bat pour une cause, le sens de la vie n'est-il pas de réaliser les rêves éveillés - ceux qu'on dit impossibles ?
En face, ils doivent penser la même chose.

L'Islam laïcisé, modernisé, réformé, attire peu - excepté les Kurdes syriens et turcs. C'est une rareté intellectuelle comme le sont les curiosités entomologiques. Quand j'en trouve une, je me penche dessus avec affection, me demandant pourquoi la nature n'en a pas produit davantage.

Si les islamistes percent nos lignes, conclut Hussain, nos femmes et nos enfants seront jetés par centaines de milliers dans ces barbelés et massacrés. C'est pour ça que nos combattants ne reculent jamais.

Pour la première fois depuis les époques sauvages, un État qui se prétend tel se vante de ses méfaits à la face du monde. Tout au long du XXe siècle, les criminels de guerre étatiques et autres génocidaires exerçant le pouvoir accomplissaient leurs forfaits en toute connaissance de cause. Ils tentaient de les dissimuler, les niaient une fois découverts. Ainsi ont fait les Turcs avec les Arméniens, les nazis dans les camps de concentration, les Khmers rouges au Cambodge, les Hutus au Rwanda, les Serbes à Srebrenica.
Dans leur idéologie démoniaque, les islamistes transcendent leurs atrocités - convaincus que leur Dieu les réclame. Ils s'en vantent et les glorifient. Ils en font une marque de fabrique.

Les islamistes connaissent nos faiblesses. Lorsque les Occidentaux se défendent, ils se posent en protecteurs d'une foi prétendument attaquée par "les juifs et les croisés". Inverser les rôles, tout est là. D'agresseur se prétendre agressé. Se faire victime. Existe t-il posture plus émouvante dans nos sociétés démocratiques ouvertes ? La victime n'a t-elle pas tous les droits ?

Que les Kurdes considèrent leurs épouses et leurs filles comme capables de mener bataille aussi bien qu'eux est l'un des points d'incandescence de la haine que les islamistes leur portent. (...) Les djihadistes ne comprendront jamais qu'un peuple puisse être féministe sans être efféminé.

Kobané est aussi la victoire symbolique des femmes contre l'état d'infériorité dans lequel les djihadistes veulent les maintenir. Nombre de Yapajas se sont sacrifiées pour cette victoire et sont mortes au champ d'honneur. (...) Les exemples abondent de Yapajas encerclées préférant se faire sauter à la grenade au milieu de l'ennemi plutôt que de se laisser prendre. (...) Les survivantes dansent aujourd'hui. Ce n'est pas tous les jours que des femmes mettent la raclée à des barbus.

Sur les hauteurs d'une colline perdue, je retrouve une trentaine de jeunes combattantes yapajas, gardiennes des marches les plus lointaines de leur patrie. Assises sur des coussins dans leur casernement de béton, elles attendent. Treillis camouflés, gilets de combats à poches, grosses chaussettes de laine souvent trouées, elles ont des airs de gavroches. Elles n'ont pourtant rien perdu de leur féminité avec leurs nattes soigneusement tressées et un je-ne-sais-quoi de gaité dans chaque geste.
Elles s'appellent Esrin, Rodja, Beriwan, Rona ou Zivan. Les plus jeunes ont dix-huit ans, leurs officiers la trentaine. Les unes viennent de s'engager, les autres ont déjà deux à dix ans de guerre derrière elles. Beaucoup sont jolies, toutes sont timides. Leur regard est d'une profondeur qui n'en finit pas. Sur leurs uniformes, un seul écusson : celui des Yapajas. Ni galons ni insignes. Comme dans tous les mouvements révolutionnaires, on n'affiche pas son autorité. Chacun sait qui est qui, cela suffit.
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Nous nous battons pour ne pas revenir au Moyen Âge. Nous luttons pour entrer dans la modernité, pour que jamais plus on ne mélange politique et religion. Nous voulons cela pour tous les peuples de Syrie, pas seulement pour les Kurdes.