Dis rien s’il te plait, Brahim, dis rien, ça sert à rien. Te fais pas remarquer et tout ira bien.
C’est le refrain de ma mère, pauvre mama, je t’aime, alors je ne dis rien, je presse sur mon ventre pour que ça s’enfonce tout au fond, et que ça sorte pas, hein, que ça sorte pas. Lisse, toujours lisse… Bien lavé, bien peigné, bien habillé, clean, cool, poli, propre sur moi, bon élève, délégué de classe, club de judo, groupe de rock, et aide aux devoirs pour les minots, tout comme il faut. Comme notre pelouse, devant notre pavillon de banlieue, la plus belle pelouse du lotissement, taillée aux ciseaux, pas une mauvaise herbe. Et les jardinières de fleurs sur mes rebords de fenêtres, et les rideaux lavés tous les quinze jours. Mes pantalons bien repassés, même les jeans – non, maman, on ne repasse pas les jeans-, et les baskets nettoyées tous les samedis… Lisse, bien lisse… Même le vocabulaire, propre, bien astiqué – dis pas ça Brahim, parle correctement Brahim – Et j’obéis, oui, maman, oui, maman… Lisse, lisse, lisse… ça sert à quoi ? Je m’appelle Brahim, justement, et j’ai les yeux noirs. Et ça, ça ne s’efface pas, ça ne se lisse pas.
C'est pourtant ma langue maternelle, le français, maternelle et paternelle, oh oui, maternelle et paternelle... On n'a jamais parlé arabe à la maison, juste ma grand-mère qui chante des chansons parfois. Moi, j'ai été bercé en français, j'ai appris "A la claire fontaine" à l'école maternelle, et même "Petit papa Noël". J'ai joué en français, rêvé en français, j'ai appris en français, j'ai aimé en français, oui, oui, tout en français, et aujourd'hui je me noie en français, j'étouffe en français, je crève, madame, je crève en français ! Non reste à ta place ! J'ai pas fini.
J'ai joué en français, rêvé en français, j'ai appris en français, j'ai aimé en français, oui, oui, tout en français, et aujourd'hui je me noie en français, j'étouffe en français, je crève, madame, je crève en français !