Nommé, dès 1598, franc-maître de la Gilde de SaintLuc, Rubens ne pouvait se dispenser d'obéir à la règle, qui s'imposait aux artistes de son temps, d'un voyage en Italie, vers l'art de Florence, de Rome et de Venise. Van Veen approuva sa décision et voulut, avant le dépari, présenter son élève à l'archiduc Albert, gendre du roi d'Espagne, qui gouvernait les Pays-Bas. L'accueil fut favorable, et le jeune homme partit muni de lettres d'introduction auprès de plusieurs personnages. Il n'avait au cœur que la tristesse de quitter sa mère âgée, mais cette bonne mère avait l'habitude des sacrifices : elle garnit de ses économies la bourse de son Pierre-Paul et celui-ci, le 9 mai 1600, monta à cheval et se mit en roule.
Il traversa une partie de la France et de la Suisse, et s'en alla, guidé par son désir, tout droit à Venise.
A Rome, Pierre-Paul assiste à la lutte d'influence livrée par les frères Carrache au Caravage, qui défend volontiers ses opinions artistiques l'épée ou la dague au poing. Gonzague, qui ne sert que très irrégulièrement le traitement de son pensionnaire, le charge cependant d'achats, et c'est ainsi que Rubens se rend acquéreur d'une toile de Caravage, la Vierge morte pleurée par les Apôtres y que l'église de la Scala avait commandée, puis refusée pour cause de réalisme, et qui excita une telle curiosité que le duc de Mantoue dut consentir à l'exposer publiquement pendant huit jours. Cette toile, payée 220 écus, est aujourd'hui au Louvre.
La bonne tournure du jeune homme, son instruction, l'aisance avec laquelle il s'exprime en plusieurs langues, lui valent des suffrages autour de la grande dame. Mais, tout de suite, il montre une clairvoyance et une volonté. Ce milieu frivole ne lui convient pas. Son enfance a connu l'exil et le malheur. Il devine les efforts et les sacrifices de sa mère. Il a une répugnance pour la vie de cette société paresseuse et sensuelle qui l'accueille. Il songe à vivre autrement, à conquérir l'indépendance par un travail selon ses goûts. Il utilise ses loisirs en dessinant, et bientôt l'art l'envahit, le possède. Il dit à sa mère son irrésistible vocation et, en même temps, le dégoût que lui inspire cette manière de domesticité élégante à laquelle il est contraint.
II faut aller visiter Rubens à Anvers. C'est lui le roi, le maître de la ville. C'est lui qui vous accueille, qui vous loge, qui vous conduit à travers les places, les boulevards, les avenues. Il vous fait les honneurs du pavé des rues, des nuages, de l'espace, de la verdure des jardins et de l'eau du fleuve. Il vous mène vers la cathédrale, vers les églises, vers le musée, à l'hôtel de ville et à la maison Plantin. Sur tous les seuils, il est présent pour vous recevoir. Partout son image multipliée vous accompagne. Anvers, c'est toujours son logis et sa ville.
"L'enfermé" de Gustave Geffroy.