Citations sur Lorelei (28)
L'homme qu'il voyait debout en face de lui et dont, quelques semaines plus tôt, il ignorait jusqu'à l'existence, cet homme-là aurait marqué sa vie, changé le cours de son destin. Sa présence matérielle, la prestance racée de son corps, le jeu de la respiration qui soulevait rythmiquement sa poitrine, les traits de son visage, ce visage-ci parmi tant de milliers, ces yeux bleus fixés sur les siens, ce sourire monté des profondeurs et dont la franchise soudaine, la transparence exaltaient irrésistiblement le charme ; et surtout, envahissant et délicieux, le sentiment d'avoir ému en lui quelque chose - il ne savait encore mais il allait savoir -, une ressemblance, une fraternité, un besoin et un espoir qui allaient rejoindre les siens, qui les avaient déjà rejoints, tout cela devenait bonheur, fierté d'avoir choisi, de s'être aliéné librement, de n'avoir pas donné en vain, d'avoir compté dans une autre vie.
Ici, nous sommes vraiment chez nous. Heureux temps, celui où nous vivons ! Un tiers après l’Année Terrible, trente-quatre ans de paix et de stabilité, une Banque de France dont les billets républicains défient le prestige de l’or même, et pour nous, notables de Chasseneuil, douceur de vivre aujourd’hui et demain : le Coteau..
De cela au moins, Julien avait osé parler à Gunther. Mais dès ses premiers mots Gunther avait haussé les épaules. "Qui bluffe ? avait-il dit. Vous, nous, les Anglais, tout le monde. Les diplomates finassent, la presse s'en mêle, le bon peuple s'énerve, c'est dans l'ordre. La guerre ? Si tu veux mon opinion, je n'y crois pas... pour le moment. Je te ferai passer demain un article du Berliner. Tu y verras que ces messieurs, entre eux, disent quelquefois la vérité. Ainsi de Monts, notre ambassadeur à Rome, a dit à votre Barrère : " Pas question de vous faire la guerre à propos de l'affaire marocaine. Trop d'aléas. Nous serons prêts en 1914. " Gunther avait ajouté en souriant : " tu auras vingt-six ans, moi trente et un : nous en serons. " Et son sourire avait retrouvé le rayonnement de l'amitié.
Le ciel, inépuisablement, prodigue la lumière de l'été, azur et or, sous de légers cirrus qui planent très haut, lumière eux-mêmes, gorgés de soleil. L'espace grandit, semble s'ouvrir comme une corolle. Une brise d'est, le long de la voie, éveille dans les feuillages un frémissement qui ne finit plus. C'est de la terre que monte à présent la clarté. Cette rivière... Il est debout. La rivière tourne, dessine sous le ciel un ample et caressant méandre. Il crie comme un alléluia :
"La Moselle!"
Passent le juge de paix Cailleteau, sautillant, "sylphe pétuneur" ; Mme Bonnecombe, dite Grandpavois à cause de ses robes singulières ; son époux "dont la bille crânienne fait office de miroir aux alouettes lorsqu'il va chasser en Beauce". Gabrielle, malgré elle, se remémore les irrévérences dont les brocarde le coupable Julien. Ils s'en vont, un à un, deux à deux, se confondent en remerciements. Julien sent un frémissement lui chatouiller irrésistiblement la luette.
Ce Gunther, son visage dur, attentif, et cette lueur sarcastique entrevue quelquefois à travers son sourire d’ami… « Un monde où tu n’es déjà plus… » Qu’avait-il voulu dire, hier ?
Ce jour-là, dès leur arrivée, sans provocation de leur part, il s’était planté devant leur table et s’était livré sous leurs nez à une mimique provocatrice, pointant sur chacun d’eux, tour à tour, un fusil imaginaire, faisant ensuite, du tranchant de la main, mine de se couper le cou. Et il avait lancé à l’appui un « Franzosen kaputt ! » retentissant. Tout cela sans hargne apparente, la face hilare, comme une bonne plaisanterie joyeusement équivoque, mais l’intention n’en était que plus claire.
La coulée du soleil ruisselait à travers une futaie ancienne, plus solennellement belle que toutes celles qu'ils connaissaient. Chaque tronc, frappé à contre-jour, s'enlevait sur un embrasement d'or avec une puissance fantastique, une pesanteur minérale et vivante, que le regard en s'attardant voyait s'empreindre d'une couleur bleue intense, somptueuse, à la limite de l'irréalité.
Et aussitôt, de la poitrine aux genoux, il sentit le long de lui l'étroit contact du corps que rencontrait le sien. Il ne referma pas les bras, ne chercha pas à resserrer l'étreinte. Son coeur, tout de suite, s'était mis à battre avec violence. Ces battements, le bruit de son souffle emplissaient ses oreilles d'un grondement énorme et confus. Il restait immobile, comme si le moindre geste eût pu briser irrémédiablement l'accord miraculeux qui lui était donné. Pendant une seconde démesurée, il lui parut que ce qu'il éprouvait le comblait d'une jouissance qui ne pouvait être, qui ne serait jamais dépassée.
Comme si on était un autre, un étranger ... Il y a un mot : dépaysé. On croit que ça s'applique au sédentaire qui sort de son patelin, tout aussitôt déconcerté par des moeurs ou des rites inconnus. Mais je pense que c'est le contraire : il réintègre, et ne reconnait pas son pays. Comme s'il revenait de mille, de deux mille lieues : il a été dépaysé, vous comprenez, mais il ne s'en aperçoit qu'au moment de son retour. Il va falloir qu'il réapprenne, qu'il redécouvre ... Mais vous pouvez m'en croire : c'est merveilleux.