À première vue, quelques grammes d’électronique aimable, conçus pour fixer des paysages, des monuments, des tableaux de famille, attraper des sourires, des chats ou des visages d’enfants; dans les faits, une possible arme de guerre, capable de broyer les gens comme nous, ceux qui s’étaient trouvés là où il ne fallait pas.
A cet instant, je ne sais pourquoi, j'ai pensé au photographe qui avait pris le cliché pour Scoop-Images. A celui qui avait fichu ma vie en l'air avec la même facilité qu'on pousse une rangée de dominos. Combien avait-il monnayé le prix de mon existence : mille, deux mille, dix mille euros ? Il lui avait fallu moins d'une seconde pour appuyer sur le déclencheur ; mais, à moi, cela prendrait des mois, des années peut-être, pour réparer les dégâts, si tant est qu'ils soient réparables.
Eh bien appelle-le et pose lui la question. Ce sera plus fatigant que de déprimer dans ton coin, je te l'accorde - elle a esquissé un sourire - mais plus constructif aussi
Il est vrai qu'il n'y avait pas de mots dans le code pénal pour décrire ce geste très particulier qui consiste à violer la douleur avec un objectif.
Il nous a raccompagnés en personne. Sur le pas de la porte, avec une matoiserie qui détonait sur son visage de patricien, il nous a dit :
- Vous avez raison d'être venu me voir. A compter de cette minute, vous n'êtes plus la proie, vous êtes le prédateur. Vous allez voir, c'est un changement de rôle tout à fait intéressant.
J'avais juste oublié l'essentiel.
Parce que si je me suis souvent demandé, pendant ces entretiens, ce qu'avaient ressenti ceux qui avaient pris ces photos, je me suis rarement interrogé sur ce qu'avaient éprouvé les photographiés au moment du déclic.
Finalement, la vie avait explosé le 19 septembre à 12h07. Mais l'onde de choc, elle, n'en finissait plus.
En baie de Galway, où je suis allé purger mes vapeurs d'alcooliques, le vent soufflait dru, la plage était glaciale. Sa solitude, la majesté des paquets d'eau et de leur brasse lente mettaient ce qu'il fallait de silence, de distance entre le désordre qu'était devenu ma vie et moi.
La routine des gestes et des jours, dont j'ignorais à ce moment-là encore la précieuse, la stupéfiante facilité.
La campagne d'automne était grise, détrempée. Mais cela n'ôtait rien à sa beauté. Au contraire, le vide des prés et des collines était exactement ce qu'il me fallait pour laver mon esprit de son trop-plein d'images.