Sexe, mort et pêche à la mouche

Je jouais avec l'idée d'appeler les rédacteurs en chef des plus grands tabloïds quand celui qui semblait être le chef du groupe -le plus grand, le plus bruyant des quatre- me tendit la plus grosse bouteille de Kahluà que j'avais jamais vue, et dit:
-Buvez un coup, c'est curatif. Ça soigne tout à l'exception, évidemment, de la goutte. Vu que ça la cause.

Ce n'est pas tout à fait une phobie, c'est juste que les avions ne m'inspirent pas confiance. Je crois, par exemple, que la peur contribue à maintenir l'appareil en l'air, et que, par simple mesure de sécurité, les passagers devraient se faire un devoir d'être un petit peu terrorisés pendant toute la durée du vol. Dans un petit avion à seulement quatre places, j'aime bien me charger de cet aspect la moi-même, juste au cas où tout le monde se laisserait distraire par la vue d'un élan.

Il y a peu, le Wyoming a annoncé qu'il voulait faire venir des artistes et des écrivains qui puissent donner à cet Etat un tout petit peu d'épaisseur culturelle. Venez, venez, nous avons tout ce qu'il faut pour les esprits méditatifs. Vie bon marché, peu de distractions, silence et tranquillité à ne plus savoir qu'en faire.
Tu m'étonnes.

Ces gars-là étaient fondamentalement les pires client qu'on puisse imaginer. Le genre de clients qui hantent sans doute les cauchemars des guides professionnels. Pour dire les choses simplement, ils ne savaient pas pécher, n'avaient pas envie d'apprendre, mais comptaient tout de même bien prendre des truites sans essayer.

J'ai fait beaucoup de trajets de ce genre au fil des ans. Ces trajets où vous roulez en silence sur cette ample portion de territoire qu'aucune station de radio n'atteint. En silence, parce que ça fait déjà des heures que vous roulez et que vous avez déjà raconté tout ce que vous aviez à raconter au moins une fois. Pas de musique, pas de conversation. Vous fixez la route devant vous dans une sorte de transe jusqu'à ce que votre passager tende le doigt vers sa fenêtre en s'exclamant d'un air authentiquement enthousiaste: "Oh, là-bas, un arbre!"

Il n'y avait eu aucun autre pêcheur, et, de toute la journée, nous n'avion vu passer qu'une ou deux voitures sur la route. Mais, alors que nous sortions de l'eau, un type en voiture de sport se gara près de la berge. Il baissa sa fenêtre de deux pouces et dit par la fine ouverture:
-Vous en avez pris des grosses?
-Je viens de sortir une arc-en-ciel de cinq livres avec une mouche sèche de 18, dis-Je.
-Non, non, dit-il. Je vous parle de vraiment grosses.
C'était un type jeune, bien habillé, sec, au chaud, assis dans une voiture de sport, chauffage en marche.
-Vous êtes un trou du cul,dis-Je.
A.K hocha la tête. Seul un connard pouvait insulter la truite d'un pêcheur tout trempé.

C'était une adorable femelle arc-en-ciel bien en chair de près de seize pouces au dos vert forêt, au corps couvert de mouchetures d'un noir intense, et dotée de la rayure rouge sur le flanc caractéristique des spécimens sauvages. Elle était magnifique, une vraie splendeur.
-Je vais la garder, annonça-t-il en attrapant son collier de poissons en aluminium.
-Euh, vous savez, dis-je, comme je vous l'ai expliqué, cette section est en catch and release, et il est donc interdit de garder les poissons qu'on prend. Ce serait illégal.
Il regarda la truite. Il la serrait beaucoup trop fort. C'était un homme qui avait pris l'habitude d'obtenir tout ce qu'il voulait, un homme devant qui les règles devaient s'écarter d'elles-mêmes en faisant une révérence.
-Oh, allez, dit il, il se passerait quoi, hein, si je la gardais?
-Je réfléchis un instant. Les choses étaient très claires.
-Il se passerait que votre guide vous laisserait en plan, prendrait tout de suite son pick-up pour la ville, où il vous dénoncerait au ranger de faction. Et que votre petite gueule se retrouverait avec une belle amende au cul.
C'était soit la mauvaise chose à dire, soit exactement la chose à dire. Je l'ignore encore honnêtement aujourd'hui -mais je sais pourquoi je ne fais plus le guide.

Les pêcheurs jouissent publiquement d'être pris pour des fous.

Nous prîmes l'habitude de passer les heures les plus chaudes bien tranquilles sous les arbres, derrière le camping, et nous passâmes aussi pas mal de temps assis ou debout au bord de la rivière, à attendre que quelque chose se passe tout en sentant croître la certitude que rien ne se passerait.
Nous trempions nos chapeaux dans la rivière pour garder la tête froide. Je pris de vilains coups de soleil sur le dessus des mains.
Un après-midi, Jim et moi convînmes que toutes les rivières faisaient des choses bien spécifiques auxquelles on pouvait les reconnaître. Pour la Henry's Fork, c'était clair: elle faisait chier.

C'était donc décidé. Une fois que Jim nous aurait rejoint à Last Chance, nous formerions un convoi un tantinet encombrant -mais toujours plein d'optimisme- de deux pick-up, deux tentes, quatre hommes et suffisamment de matériel pour monter un petit magasin. L'itinéraire restait ouvert. Nous irions où les conditions nous indiqueraient d'aller.
Ce comité de crise, au fait, eut lieu dans un bar appeler le Murphy, comme la célèbre loi. Cette loi de Murphy était d'ailleurs écrite en toutes lettres sur un tableau accroché à un mur de la salle : TOUT CE QUI PEUT FOIRER FOIRERA. Les pêcheurs et les chasseurs sont censés savoir lire les augures. Nous passâmes tous à côté de celui-ci. Trop évident, sans doute.