De Thomas Gilbert, j'avais adoré "Les Sorcières de Salem", dévoré d'une traite et j'en garde le souvenir d'une lecture un peu hallucinée, le souvenir d'un envoutement, d'un rapt à la fois délicieux et terrifiant et d'un propos engagé, politique qui m'avait cueillie, de personnages forts, puissants. Un coup de coeur, un coup de foudre: voici ce que furent pour moi ces "Sorcières de Salem", rien de moins.
Aussi quand ma soeur m'a proposé de me prêter "
La Voix des Bêtes. La Faim des hommes", j'ai accepté avec enthousiasme, le même qui m'a accompagnée au moment de me plonger dans la lecture de ce roman graphique publié chez Dargaud.
Je dois avouer en préambule de cette critique qu'au sortir de cette étrange geste médiévale, je ne suis pas aussi ensorcelée que je pensais l'être, que je ne sais pas vraiment quoi penser de "
La Voix des Bêtes. La Faim des Hommes", que cette lecture me trouble et me met un peu mal à l'aise... Au fond, c'est bon signe, c'est que l'ouvrage ne m'a pas laissé indifférente et je crois par ailleurs que j'aime ce malaise qui saisit parfois à la découvertes de certaines oeuvres, littéraires ou cinématographiques.
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La Voix des Bêtes. La Faim des Hommes" se passe au Moyen-Age, au tournant de l'an mille, à mi-chemin entre le Haut Moyen-Age, encore marqué par les anciennes croyances et le Bas Moyen-Age qui verra le triomphe du gothique flamboyant et sur les terres âpres, rurales et violemment superstitieuses du sud-ouest de la France. Brunehilde est une jeune femme solitaire, nomade et marginale. Et pour cause, elle est ce qu'on appelle une "meneuse de loups", une femme capable en substance, d'après ce que racontent les légendes folkloriques (mes préférées!) sur les "meneux" et qui fleurirent dans toutes les provinces française, de comprendre et d'apprivoiser les loups, voire de s'approprier leurs prétendus pouvoirs. Notre Brunehilde au prénom de reine est ici plus sorcière et guérisseuse que louve et garou: la jeune femme connaît la forêt, les animaux et surtout les vertus des plantes, ces simples qui soignent si tant est qu'on sache les utiliser.
Alors qu'elle chemine, elle rencontre un colporteur avec lequel elle se lie d'amitié. C'est donc en duo que la meneuse et son compagnon poursuivent leur route jusqu'à un village qui n'a pas grand chose à offrir aux voyageurs: la famine en tenaille les habitants, le désespoir aussi. Alors quand on découvre un enfant du bourg sauvagement assassiné, c'est l'Enfer qui entrouvre ses portes pour les villageois qui décident de se lancer dans une chasse aux loups pour débusquer le meurtrier -il ne peut-être qu'un fauve, forcement. Qui, sinon, pour déchiqueter un enfant?- . Hélas, trois fois hélas... de meurtrier, ils ne trouvent point et les meurtres se répètent dans les villages alentours, les chasses aux loups aussi. Brunehilde, convaincue de l'innocence des animaux et que nul n'écoute, se lance à son tour et à sa manière, à la recherche du meurtrier. Elle ne se doute pas, alors, ni de l'horreur, ni de la souffrance, encore moins de la folie qu'elle va dévoiler au grand jour. Celles d'un assassin. Celles des hommes surtout.
Ce roman graphique singulier n'est pas sans évoquer "Le Nom de la Rose" dans les problématiques religieuses qu'il questionne autant que dans la quête de vérité versus la superstition qu'il met en scène. Les meurtres d'enfant quant à eux m'ont parfois rappelé "Les Rivières Pourpres" et surtout ceux qu'on retrouve dans "La Lance et le Serpent"...
Plus que l'intrigue qui demeure de facture assez classique et dont il ne faut pas attendre de réelle surprise (ainsi, le tueur se révélant être un illuminé aveuglé par une foi fanatique est devenu un archétype un peu trop exploité à mon gout), il faut lire "La Voix des Bêtes. La Faim des Bêtes" pour son atmosphère étrange, extrêmement pesante, d'autant plus oppressante que l'intrigue progresse lentement dans un ouvrage pourtant très dense. Pour autant, la lecture demeure fluide, servie par de très belles planches qui représentent avec beaucoup de poésie et de finesse les paysages du sud-ouest et la forêt. Heureusement, car le tout est aussi émaillé de pleines pages -virtuoses à leurs manières- cherchant à représenter le délire mystique du personnage le plus noir de l'oeuvre et je les ai trouvées certes travaillées, très riches et originales, mais elles m'ont aussi complètement terrifiée. J'en ai ressenti un vrai malaise qui a persisté après ma lecture, une vague sensation de peur, d'effroi...
Quelle étrangeté, vraiment, dans cet album intelligent et ambitieux au sein duquel Thomas Gilbert a mis tout son talent mais aussi toutes les thématiques qui lui sont chères: la folie des hommes, le caractère barbare du fanatisme religieux, le poids de l'injustice qui s'exerce toujours contre les plus faibles... Dans "Les Sorcières de Salem", c'était les femmes. Ici, il s'agit des enfants.
Je ne regrette pas cette lecture, ni le malaise qu'elle a provoqué. Je crois même que je relirai "
La Voix des Bêtes. La Faim des Hommes", ne serait-ce que pour m'en refaire une idée...
Une lecture étrange et singulière... qui donne envie de se plonger dans le reste de la bibliographie de Thomas Gilbert.