J'ai une affection toute particulière pour ma discipline de coeur, la sociologie, et c'est toujours vers elle que je me tourne en premier quand je cherche un nouvel essai à lire. Aujourd'hui, j'ai envie de vous présenter cet essai archi-connu des chercheurs et sociologues :
Stigmate, d'
Erving Goffman, grand sociologue américain de la « déviance », avec son pote
Howard S. Becker. Il s'agit d'un ouvrage que j'ai lu durant ma 24ème année (12 ans déjà !) et qui m'avait tant marquée que j'en avais fait une fiche de lecture.
Erving Goffman est un sociologue qui m'a toujours intriguée par sa vie atypique. Il joue au poker et dans les casinos, s'intéresse à la bourse, milite pour des valeurs dites de gauche avec un comportement de vie considéré purement de droite, part en observation participante dans les asiles tandis que sa femme déprime et finit par se suicider, demande un salaire de ministre à une époque (non révolue) où les profs de socio ne touchent que trois fois rien. Il est l'un des emblèmes de la seconde École de Chicago par sa sociologie centrée sur les interactions. Là où ses confrères analysent le jeu des acteurs pris individuellement,
Goffman regarde lui comment les interactions entre les uns et les autres engendrent des faits sociaux. Ses écrits sont très précis et pas nécessairement hyper vulgarisés, mais sa pensée est d'une grande intelligence et ses démonstrations fines.
Comme son titre l'indique,
Stigmate traite des relations entre les personnes stigmatisées – ou qui pourraient l'être – et les « normaux » (ceux qui représentent la norme). Je ne vais pas ici reprendre l'ensemble des concepts de l'ouvrage, mais retracer simplement ce que livre permet d'appréhender. NB : l'auteur utilise « nous » ou « on » pour parler des « normaux », je vais donc faire de même.
Un
stigmate, selon
Goffman, est la situation de l'individu que quelque chose disqualifie et empêche d'être pleinement accepté par la société. Ces
stigmates peuvent être de multiples natures (physiques, moraux, ethniques,) et transforment leur propriétaire en être discréditable ou discrédité. Vous êtes discréditable si votre
stigmate n'est pas immédiatement visible par les normaux (vous êtes homosexuel, au chômage, ancien tôlard…), et vous êtes discrédité quand votre
stigmate est immédiatement visible (vous êtes noir, vous êtes sourd…) ou connu des normaux. Mais, comme l'annonce l'auteur dans ses notions préliminaires, et comme il répète dans sa conclusion, ce n'est pas l'attribut spécifique de la personne stigmatisée qui créé le
stigmate, mais bien la relation avec les normaux, ce qu'il appelle les « contacts mixtes »:
« Pour conclure, je me permets de répéter que la notion de
stigmate implique moins l'existence d'un ensemble d'individus concrets séparables en deux colonnes, les stigmatisés et les normaux, que l'action d'un processus social omniprésent qui amène chacun à tenir les deux rôles, au moins sous certains rapports et dans certaines phases de la vie. le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue ».
En effet, et vous le savez tout autant que moi, les relations normaux – stigmatisés répondent à certains codes dont vous connaissez parfaitement les règles sans vous les être clairement formulées. En voici les principales, et je suis certaine que vous reconnaitrez des situations vécues en chacune d'elles. Comme nous sommes en France, nous allons prendre le cas d'une catégorie bien stigmatisée: une femme maghrébine de confession musulmane postulant à un poste de CODIR afin que vous puissiez saisir la démonstration.
Les personnes stigmatisées n'ont pas toujours conscience de leur
stigmate, surtout si elles évoluent avec d'autres personnes stigmatisées. C'est toujours le contact mixte qui fait prendre conscience du
stigmate.
Une personne affligée d'un
stigmate a généralement des doutes sur la façon dont nous, les « normaux », allons l'identifier et l'accueillir. de plus, au cours de ces contacts mixtes, la personne porteuse d'un
stigmate a tendance à se sentir en représentation, obligée de surveiller et de contrôler l'impression qu'elle produit avec une intensité et une étendue qui, suppose-t-elle, ne s'impose pas aux autres.
Un individu stigmatisé peut chercher à améliorer indirectement sa condition en consacrant en privé beaucoup d'efforts à maitriser certains domaines d'activités que d'ordinaire on estime fermés aux personnes affligées par sa « déficience » (C'est le cas de notre femme de l'exemple qui bosserait trois fois plus que les normaux pour justifier qu'elle mérite le poste).
Mais un individu stigmatisé s'en sert également en vue de petits profits, pour justifier des échecs rencontrés pour d'autres raisons (dans ce cas-là, cette même femme dirait que si elle n'a pas eu le poste, c'est à cause de ses
stigmates).
Enfin, ce même individu peut aussi percevoir dans les épreuves qu'il a subies une bénédiction déguisée (dans ce cas, cette même femme pourrait dire « je n'ai pas eu le poste et heureusement, je n'ai pas envie de contribuer à ce système injuste etc.).
Dans le cas où l'individu est discréditable mais pas encore discrédité, celui-ci a généralement peur du moment où l'information de son
stigmate remontera à la surface.
Goffman fait alors remarquer qu'il existe une façon quasi-officielle de présenter son
stigmate, une véritable « étiquette de la divulgation » : L'individu affligé du
stigmate admet son imperfection d'un ton détaché qui suppose que les interlocuteurs sont bien au-dessus de ces questions, tout en les empêchant de s'enferrer en montrant qu'ils ne le sont pas.
Du côté des « normaux », les comportements sont aussi bien intéressants.
On agit généralement de façon à faire en sorte que l'individu stigmatisé s'accepte joyeusement et spontanément comme identique pour l'essentiel aux normaux, tout en lui demandant de savoir se tenir à l'écart des situations où l'on risquerait de voir la tolérance qu'on lui manifeste d'ordinaire nous rester en travers de la gorge. Par exemple, un groupe d'amis hétérosexuels qui voit régulièrement une personne homosexuelle en faisant mine de l'accepter pleinement et sans remarquer le
stigmate, mais qui lui demande de ne pas donner son avis lorsque l'on parle de parentalité car « elle n'y connait rien ».
Goffman nous invite à nous interroger sur ce comportement qui en dit long finalement sur les limites de notre tact et de notre tolérance, et qui permet également de rester relativement en sécurité dans nos images de nous-mêmes.
Par ailleurs, les personnes « normales » peuvent trouver moult bénéfices sociaux à fréquenter des personnes stigmatisées, et ceci souvent de façon inconsciente : sentiment d'ouverture, de fraternité, d'équité, condescendance cachée etc. Sans compter bien sûr un réel intérêt pour la personne en tant que telle.
Je ne vais pas ici retracer les parties dédiées au militantisme des personnes stigmatisées, bien que cela soit passionnant, simplement parce que je préfère m'en tenir à l'idée fondatrice d'
Erving Goffman, à savoir que lorsqu'une personne est stigmatisée, c'est à cause de la relation qu'elle entretient avec les normaux, et non à cause d'un attribut quelconque.
J'adore cet essai parce qu'on y retrouve la vie de tous les jours. Lorsque quelqu'un m'annonce un attribut discréditable à son sujet, je remarque qu'il utilise l'étiquette de divulgation et que j'en suis complice.
Mais surtout, j'adore cet essai parce qu'à l'époque de sa parution, c'était dingue d'écrire cela.
Stigmate parait en 1963 aux USA, année où les actes racistes explosent et où
Martin Luther King prononce son célèbre «
I have a dream ». Un intellectuel blanc, sous caution de travaux de recherche, démontrait pour la première fois que les personnes stigmatisées ne l'étaient pas en raison d'un attribut dévalorisant, mais bien en raison de « contacts mixtes » avec des « normaux » à la tolérance malgré eux limitée… Aujourd'hui, ça paraît évident – et tant mieux – mais l'on doit beaucoup à ce type qui, entre deux coups de poker, s'est penché sur la question pour en faire un ouvrage de référence de la sociologie mondiale.
Jo la Frite
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