Je crois que cela durera, répondit Grand-Pere. J'ai remarqué que, lorsque les gens ont commencé à lire, ils continuent. Ils commencent parce qu'ils s'y croient obligés, mais ils continuent parce que cela leur plaît. Oui. Ils s'aperçoivent que cela élargit leur vie. Nous sommes tous affamés de vie, et la brièveté de notre existence ne peut nous apporter tout ce que nous souhaitons, car le temps est trop court et nos facultés trop faibles. Mais dans les livres, nous goûtons la vie par procuration. P 154
Mais l’événement le plus palpitant fut l’arrivée des livres. Il y avait des ouvrages d’occasion pour la bibliothèque circulante et des volumes tout battant neufs pour la vente, dans des reliures rouges, bleues, vertes, violettes et noires, titrés en lettres d’or et parfois dorés sur tranches, en sorte que le livre refermé semblait un coffret d’or enfermant les paroles de la sagesse.
Jocelyn, Félicité, Grand-Père et les deux enfants les déballaient et les rangeaient. Jocelyn et Félicité ouvraient les colis et assortissaient les livres ; Henriette et Hugues Antoine faisaient la navette du comptoir aux rayons pour porter les volumes à leur place. Grand-Père les aidait dans cette tâche, mais il ne rangeait guère qu’un livre toutes les demi-heures, parce qu’il le feuilletait et le parcourait plus d’à moitié avant de s’en séparer.
Vers le milieu de l’après-midi, il s’arrêta court, debout au milieu de la boutique, tenant d’une main Orgueil et Préjugés et de l’autre Les Hauts de Hurlevent, et entama un sermon sur la profession de libraire.
- C’est la vocation la plus sociable qui soit, dit-il.
p. 135-136
Quand l’artiste, qu’il soit poète ou peintre, a exprimé le sens caché d’une chose, il a rendu l’essentiel du sujet, et, ce faisant, il a créé un chef-d’œuvre. Assurément les chefs-d’œuvre sont instructifs. Et certainement ils ne sont jamais ennuyeux, sans quoi, Anatole France nous le rappelle, leurs ailes ne les auraient pas portés jusqu’à nous à travers les siècles. p. 163-164
Le libraire, reprit Grand-Père, est le lien qui unit un esprit à un autre esprit ; il nourrit les affamés, et souvent même il panse les blessés. Voyez-le, ce libraire, entouré des milliers d’esprits si joliment enfermés dans leurs reliures : esprits courageux, épris de beauté, vigoureux, sages – esprits de toute sorte et de toute condition. Voici d’autres esprits qui entrent, affamés de beauté, de science, de vérité, d’amour ; et du meilleur de son pouvoir il leur donne à tous satisfaction. Oui, c’est une belle vocation. p. 136