J'aurais dû, pour être conséquent, appeler le sommeil. La rêverie avait un plus grand charme. Entre le sommeil et la veille, cet état crépusculaire soustrait à la succession tyrannique sans faire perdre la conscience heureuse de s'y dérober ; il n'efface pas les jours, il les brouille comme le joueur fait des cartes avant de commencer une « réussite ».
Il est vrai que certains spectacles, la baie de Naples par exemple, les terrasses fleuries de Capri, de Sidi-Bou-Saïd, sont des sollicitations perpétuelles à la mort. Ce qui devait nous combler creuse en nous un vide infini. Les plus beaux sites les plus beaux rivages sont plantés de cimetières qui ne sont pas là par hasard. On y voit le nom de ceux qui, trop jeunes, ont été pris de panique devant tant de lumière projetée en eux-mêmes. À Séville, si l'on néglige les palais, les églises, le Guadalquivir et le reste, la vie est agréable pour bien des raisons. Mais on ne sent vraiment l'attrait profond du pays que lorsque, voulant monter au sommet de la Giralda le gardien vous en empêche : « Il faut être deux, vous dit-il. - Et pourquoi donc? - Il y a trop de suicides »
Les grands paysages lumineux de Toscane et de Provence où l'on voit des plaines que l'on a peine à mesurer de l'oeil et où pourtant tous les détails sont écrits, ces paysages à la Lorrain sont propices entre tous à ces révélations (ndlr : se contempler soi-même, p. 73)
Ces gens dont je parle sont pénétrés du sentiment que tout ce qui est honneur ou déshonneur, richesse ou pauvreté et en général différences conventionnelles entre les hommes, est une ridicule comédie. Ce sentiment n'est pas un simple sentiment de dilettante ni un sentiment révolutionnaire d'homme d'action. C'est une révolte intellectuelle, une colère intérieure contre le rôle misérable que les hommes sont destinés à jouer et qu'ils prennent tant au sérieux. De là l'envie de scandaliser. On se trompe de nom en s'adressant à une personne : qu'importe les noms ! On rédige une lettre à l'envers. On considère comme joyeuses les choses tristes et comme tristes les choses joyeuses. On invente des règles pour les actions qui n'en comportent pas et on les supprime pour celles qui en comportent.
Une passion veut des forteresses autour d'elle, et à cette minute j'adorais le secret qui fait toute chose belle, le secret sans lequel il n'est pas de bonheur.
Une vie secrète. Non pas une vie solitaire, mais une vie secrète. J'ai longtemps cru ce rêve réalisable.
Autrefois, le soleil pouvait lui sembler cuisant ou la nuit glacée. Désormais il n'était pas un endroit du monde pour qu'il ne pût se concilier. Partout il serait accueilli et fêté. Il épouserait la forme du lieu qui le recevrait et peu à peu se confondrait avec lui. Une résistance opiniâtre se changeait en stricte obéissance pour resurgir en révolte dans une nouvelle existence, et cette alternance de rumeur et de paix composait la vie universelle.
Il ne comprenait pas qu’il me fût indifférent de connaître la terre de l’indifférence.
L’important n’est pas de voir l’Inde telle qu’elle est, d’après les Européens ou les Indiens – c’est d’ailleurs une ambition absurde. Il faut voir l’Inde avec le même parti pris que Corneille et Barrès ont vu l’Espagne. Et c’est en considérant l’Inde comme un pays imaginaire qu’on s’approche le plus de sa réalité. Nous ne voulons pas la considérer autrement.
Je voudrais pouvoir regarder en face ceux qui vont mourir puisque j’en suis, moi. Mais nous ne mourrons pas en même temps et il y a toujours des profiteurs.
« À l’abattoir, disait-il, on égorge les moutons en série – et moi, ils me font mourir seul. »