Citations sur Les îles (68)
La lune, paraît-il, ne nous montre jamais que la même face ; certaines vies humaines, plus nombreuses qu’on ne croit, sont ainsi. On ne connaît leur zone d’ombre que par le raisonnement et c’est pourtant celle-là qui seule compte.
On peut se cacher sans avoir rien à cacher.
Ce n’est pas de savoir la vanité d’un rêve qui le fait évanouir.
J’ai beaucoup rêvé d’arriver seul dans une ville étrangère, seul et dénué de tout. J’aurais vécu humblement, misérablement même. Avant tout j’aurais gardé le secret. Il m’a toujours semblé que parler de moi-même, me montrer pour ce que j’étais, agir en mon nom, c’était précisément trahir quelque chose de moi, et le plus précieux. Quoi ? Ce n’est sans doute qu’un signe de faiblesse, un manque de la force nécessaire à tout être pour non seulement exister mais affirmer son existence. Je ne suis plus dupe et ne présente pas cette infirmité de nature pour une supériorité d’âme. Mais il me reste toujours ce goût du secret. Je cache des actions insignifiantes pour ce plaisir d’avoir une vie à moi seul.
Cette érudition dans une matière aussi futile ne me déplaisait pas. Au moment où je croyais la vie humaine une folie et le monde une vapeur sans consistance, rien ne pouvait mieux me convenir qu’une grave étude sur un sujet « frivole ». Cela aide à vivre, à se survivre. Veut-on supporter le jour qui vient, rien de mieux que de s’acharner plusieurs heures sur un objet quelconque. Renan compulsait son dictionnaire d’hébreu tous les matins et cela le consolait de vivre. Je ne crois pas que « les études » puissent avoir un autre intérêt. Tout ce qu’on apprend est méprisable, mais il n’est pas méprisable d’apprendre le jeu de patience qui nous fait attendre la fin.
On aurait tant de choses à dire sur les êtres qu’on a aimés qu’il faut se rappeler à temps que ces choses-là n’intéressent que vous. Seules les idées générales ont des chances de toucher les hommes car elles ont la prétention de s’adresser à leur « intelligence ».
Un chat digne du nom de chat doit porter un collier. Tout de suite il obtient auprès des chattes un succès extraordinaire, il prend une plus haute idée de lui-même et de la maison à laquelle il appartient. Le voilà anobli pour la vie. Ses enfants auront à leur naissance un air de dignité que n’ont pas les autres petits chats. Ils refuseront le ragoût et n’accepteront que le bifteck. Ils ne fréquenteront que les gens de leur classe et concluront des mariages avantageux. C’est le collier qui rend les chats très humains. Essayez de parler à un chat qui n’ait pas de collier, vous verrez la différence.
Mais si l’on se met au même rang que n’importe quoi, et qu’on sente la vacuité du monde, on est tout disposé à prendre en dégoût les mille petits accidents de la vie qui viennent à la traverse. Une blessure, passe encore, on en prend son parti ; mais des piqûres d’épingle tous les jours, c’est insupportable. Vue dans sa grandeur, l’existence est tragique ; de près, elle est absurdement mesquine.
Il existe dans toute vie et particulièrement à son aurore un instant qui décide de tout. Cet instant est difficile à retrouver ; il est enseveli sous l’accumulation des minutes qui sont passées par millions par-dessus lui et dont le néant effraie. Cet instant n’est pas toujours un éclair. Il peut durer tout l’espace de l’enfance ou de la jeunesse et colorer d’une irisation particulière les années en apparence les plus banales. La révélation d’un être peut être progressive. Certains enfants sont si ensevelis en eux-mêmes que l’aube ne paraît jamais se lever sur eux, et l’on est tout surpris de les voir se dresser comme Lazare, secouant leur linceul qui n’était que des langes. C’est ce qui m’est arrivé : mon premier souvenir est un souvenir de confusion, de rêve diffus s’étendant sur des années. On n’a pas eu besoin de me parler de la vanité du monde : j’en ai senti mieux que cela, la vacuité.
Beaucoup de pages blanches dans ma vie. Le plus grand luxe est, avec une vie qui vous est donnée gratuitement, d’en user avec la même prodigalité que celle du donateur, et de ne pas transformer en objet d’intérêt local une chose d’un prix infini.