Des années plus tard, elle m'avouerait que ces lettres, qu'elle n'avait d'ailleurs pas toujours envoyées, lui avaient révélé l'exaltation qui s'emparait d'elle quand elle mettait un mot à côté d'un autre et constatait qu'ensemble ils prenaient un sens, une sonorité qui produisait quelque chose de nouveau et d'unique, qui engendrait un territoire propre, lequel deviendrait peu à peu sa véritable patrie.
C’est toi qui m’as montré que sous notre peau, il y a un monde privé, avec ses constructions, ses paysages, auquel personne, jamais, ne pourra accéder.
En dépit de mes craintes, l'idee de le voir me remplit de bonheur. Sans prévenir, Daniel s'était installé à l'intérieur de moi. Et il ne me faisait pas mal. Je redoutais pourtant qu'après ce qui s'était passé nos actes acquièrent une nouvelle gamme de significations que je ne saurais plus déchiffrer. Je pensais à mon corps et n'en vis que les bords, les contours, comme sur un dessin au crayon.
Je me demandai comment j'avais pu en arriver là. La vie était-elle ainsi, en réalité ? Jusqu'à présent, en dépit de mes voyages et de mes multiples aventures, j'étais toujours resté au même endroit. Un endroit connu, dont les rebords usés et familiers m'avaient anesthésié. Dans la rue, je regardais le visage des hommes qui se rendaient à leur travail d'un pas vif. Si n'importe lequel d'entre eux avait eu la possibilité de s'assoir pour examiner sa vie, il aurait décidé de ne jamais quitter les zones qui lui étaient sûres et confortables.
Mais moi, j'étais passé de l'autre côté.
Les thérapeutes ont essayé de me faire croire que l'esprit est une sorte de pelote et qu'en saisissant l'extrémité du fil je pourrais la dérouler. Mais non, Daniel, les choses ne se passent pas ainsi. Il n'y a pas un seul fil, mais des centaines, des milliers, chaque jour, chaque acte a le sien. Je suppose que les raisons pour lesquelles on agit de telle ou telle façon, ou pour lesquelles quelque chose en soi se brise, ne sont jamais définitives. Je crois que les expériences s'additionnent, se tissent entre elles. L'une entraîne l'autre, une blessure se referme ou s'élargit. Finalement, je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui a déclenché mon "mal", ni quand exactement c'est arrivé.
Je dois avouer que ses taches de rousseur n’aidaient pas, et sa claudication encore moins. J’étais alors persuadé que les femmes devaient avoir une peau impeccablement lisse et sans taches, et l’idée que cette prolifération de taches de rousseur atteignait les zones intimes, ses avant-bras ou son entrejambe, déclenchait chez moi une réaction de rejet.