Aucun souvenir de Césarée

Certaines personnes s'y connaissent en "travail de deuil". Quel travail ? On subit jusqu'à ce que le temps arrive à arrondir un peu les contours de la violence, à atténuer la saloperie du "plus jamais", avec, de temps en temps, un petit électrochoc de revenez-y, avant d'installer une tristesse de bon aloi - le genre de tristesse "normale", pas trop longuette, que les autres attendent de vous.

La petite fille que tu as tant aimée, avec, parfois, l'envie troublante de la balancer par la fenêtre quand le désespoir te prenait. Toutes les mères au bord du gouffre, peut-être, sont effleurées par l'envie fugitive d'éteindre tout ça et de dormir. Ou de partir.

L'unique souvenir que je garderai de cet appartement (..), c'est une petite fille assise par terre dans un coin de la pièce, perdue, seule et terrifiée. Et pourtant je souris allègrement sur les photos, et pourtant je vis.

Dans ma mémoire, ils hurlent encore au-dessus de ma tête, au-dessus de mon lit d'enfant, au premier étage de la maison où nous avons emménagé pour mes six ans, et le plafond est une guerre dont je ne sortirai pas vivante.

L'Autre vit en continu mais nous n'en connaissons que des bouts de hasard, récoltés plus ou moins distraitement un soir d'été ou un matin d'hiver, rangés en vrac dans la boîte noire de notre mémoire - la mienne ressemble à une crise d'amnésie. Les rares souvenirs que j'ai gardés de mon enfance, momifiés à force d'avoir été ressassés, n'ont plus grand chose à voir avec une réalité mouvante et impalpable. D'autres, au détour d'une conversation avec un témoin de l'époque, remontent brutalement, tout pimpants, aussi saisissants qu'un parfum ancien retrouvé sur une personne étrangère. Ceux-là font court-circuit et chamboulent ce que j'avais pris pour une vérité définitive.

C'est de toi que je tiens l'amour des petites choses heureuses.

Bien sûr, n croyant guère aux promesses électorales concernant l'after, avec la béatitude éternelle à la droite d'un Dieu absent, je sais bien que tu n'es pas là, ni perchée sur mon épaule, ni au ciel ni en enfer (manquerait plus que ça), je sais bien que tu n'es plus nulle part - juste dans un océan trop grand pour que je puisse t'y retrouver un jour. Mais je te parle et je te remercie. Grâce aux mots que tu m'as laissés, mon enfance a changé, elle est sortie du noir et du gris où l'avait ensevelie ma mémoire pour se barbouiller, ici et là, de jolies tâches de couleur - comme sous le pinceau d'un peintre un peu bordélique qui mettrait un rouge en bas à droite et un jaune en haut à gauche pour constater l'effet produit.

Le vent se lève, il faut tenter de vivre.

On construit un souvenir à partir d’une sensation évanescente, d’une photo perdue et, peut-être, d’une bribe d’instant réellement vécu, relégué depuis longtemps dans un flou définitif. On appelle ça la mémoire.

A vingt ans, déjà désespérée à l'idée de te perdre, je te fuyais. Je ne savais pas que je t'aimais, mais j'ai toujours su qu'un monde disparaîtrait avec toi. Pas seulement une femme, mais tout un monde incluant la petite fille que j'étais. « J'ai perdu le pauvre cœur où la petite fille que j'étais vivait encore tout entière », écrit Maupassant dans Fort comme la mort.