Drame dans un miroir

Pour fêter sa cravate de commandeur, Me Lamorcière avait invité quelques amis, ceux qu'il appelait les intimes, à dîner dans un restaurant des Champs-Elysées où l'on mangeait en musique. Depuis
qu'il pouvait l'accrocher sur son plastron, la cravate ne l'amusait plus. Il visait le fauteuil de feu l'amiral... à l'Académie Française.
A soixante-quatre ans, et comblé par la réussite, Me Lamorcière se réveillait encore chaque matin avec l'appétit de Rastignac, découvrant au saut du lit quelque nouveau sommet à conquérir. Il récoltait ce qu'il avait semé. Les honneurs lui revenaient de droit, comme les jetons de présence aux administrateurs titrés.
Dans son visage on aimait ce qui demeurait vrai : les yeux clairs, intelligents, prompts à se passionner; le front, haut et durement modelé sous une toison grise coupée en brosse (pour faire plus jeune) ; quelques taches de rousseur qui saupoudraient de naturel un masque souvent théâtral ; les rides enfin, dont
chacune avait une histoire de femme à raconter. On aimait moins les moustaches teintes en noir corbeau ; moins encore les lèvres, sensuelles, indiscrètes — elles se vantaient, elles revendiquaient trop d'écrevisses à la crème, trop de vins millésimés, trop d'épaules nues.
L'avocat avait toujours bien vécu. Comme la plupart des gens auxquels la fortune prodigue les sourires, il ne se connaissait pas d'ennemis. Persuadé que les intimes souhaitaient ardemment qu'il devînt Immortel, il dressait, non sans candeur, le bilan de ses chances académiques. Il avait fait ses visites, même, avoua-t-il, aux académiciens qui le méprisaient.