La juive de Shanghai

Quand tu t’habilles en couturière des riches, tu ne fais vraiment pas juive. Profites-en autant que possible ! Si tu vas faire les courses chez nos marchands, à coup sûr une sangsue te repérera et courra chez les Faisans dorés ! Mieux vaut que tu continues à sortir dans tes beaux vêtements pour te promener dans Friedrichspark comme une belle jeune fille attendant son prince charmant…

Un bonheur des yeux inattendu et réconfortant. Pour finir, Ursula s’immobilisa dans une pose de danseuse, se ploya dans une révérence exagérée, saluant avec un grand rire en venant se poster auprès de Ruth, l’enlaçant avec effusion.

On ne sait jamais ce que ces femmes pensent quand elles vous regardent… Je ne parle pas de Frau Opel, elle est chic avec tout le monde. Mais les deux autres… Elles sont drôlement redoutées à Berlin. On raconte qu’elles vous tuent d’une phrase ou d’une photo !

Tu sais, on raconte que certains Juifs, à certains moments et en certains endroits, se sont cachés sous des noms qui n’existaient que sur leurs passeports. Ma foi ! Je te le répète, ce qui compte, c’est de survivre. Surtout à ton âge : une longue existence t’attend.

À quoi bon cueillir un fruit s’il n’est pas mûr ? Il te videra le ventre au lieu de le remplir...

Ce mirage d’un autre temps conviendrait parfaitement à une Ruttie Roth, elle-même n’étant qu’apparence et mensonge. Mais il y aurait toujours, sous l’illusion, l’incompatible véritable existence de Ruth Rotstein. Et le danger très réel de se montrer au grand jour…

Dans le vacarme et les secousses du tram, la vérité, plus réfrigérante que le ciel de Berlin, coula enfin dans ses veines : jamais, jamais au pays des nazis, et sans doute jamais où que ce soit, elle ne pourrait être cette grande styliste, cette Ruth Rotstein imaginaire qui, depuis tant d’années, engloutissait tous ses efforts (et ses mensonges !), qui emplissait ses heures et mobilisait toute sa volonté, et à laquelle, incorrigible, elle rêvait ce matin encore tandis que Frau Opel lui confiait les merveilles qu’elle attendait d’elle.

Pour nous les Juifs, aujourd’hui, le courage n’est pas de tuer des nazis. Bien sûr, on rêve tous de les anéantir jusqu’au dernier ! Pourquoi avoir de la clémence envers ces monstres ? Or le courage, Ruth, notre courage de Juifs d’aujourd’hui, c’est de parvenir à rester vivants.

Les gens deviennent des loups par temps de guerre. Tu es trop douce, trop belle, trop gentille. Et juive ! N’aie confiance en personne ! Promets-moi…

Petite, un peu ronde, débordante d’énergie, sans être vraiment jolie elle avait du charme, et les hommes aimaient la regarder. En outre, rien ne semblait pouvoir l’abattre. Pas même son mauvais mariage avec un goy, qu’elle avait fui avant qu’il puisse lui faire un enfant. Une aventure qui avait beaucoup fait jaser à la synagogue, jusqu’à ce qu’Unkel Moses, méprisant les mauvaises langues, engage sans hésiter Ilse dans son atelier. « Elle a des doigts de fée. Elle brode comme pas deux », s’était-il contenté de dire à Muttie Glückel, qui avait opiné d’un petit hochement de tête en retour.