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Critique de Creisifiction


Fils spirituel de Beckett et de Kafka, chez Peter Handke aussi le discours semble vouloir se départir des atours séducteurs du sens commun et se détourner des sentiers battus de la raison pratique.
Pouvoir le réduire à sa portion congrue, le dénoyauter afin de mieux en extraire la poésie métaphysique exilée au bord du trou sans nom qui l'avait engendré, et que ses tropes décoratifs s'échineraient à escamoter. Dépouillé ainsi de ses fonctions ornementales, constamment sur le point d'achopper ou de tourner en rond, ce dernier se voit dépossédé de son ascendant assertif et discriminatoire : le sens arbitraire que l'on accorde aux mots, les fausses évidences du langage comme vecteur de connaissance et de communication de nos pensées profondes et de nos vrais sentiments sont mis à nu.

Et pourtant, même si le lecteur peut se retrouver un peu désemparé face à quelque chose qui lui paraît d'emblée difficile à saisir, comme c'est le cas dans l'ouvrage en question, pour ce qui est des événements et des motivations en apparence très disparates conduisant aux agissemments de son personnage-narrateur au début du roman, le style direct sobrement descriptif de Handke, associé à une enchaînement de faits qui se développe de manière quasiment phénoménologique (les choses, un peu comme chez les deux pères spirituels du romancier, «arrivent», c'est tout! ) créent assez vite un contraste saisissant, et l'histoire s'accroche peu à peu, indépendamment de son sentiment qu'elle ne correspond à rien de communément admis (il s'agit en l'occurrence de celle d'un pharmacien qui quitte sans préméditation et sans aucune raison apparente sa maison, rencontre deux inconnus sur sa route et part sans destination précise en leur compagnie ) comme si, par un stratagème mystérieux le récit prenait corps en grande partie tout simplement du fait qu'il est en train de le lire..!

Le fait d'exister, ce qu'on appelle «réalité», ne serait-il au fond qu'une histoire lisible par quelqu'un d'extérieur, ensuite partagée, ou simplement murmurée à soi-même ?

«Du coup le conducteur eut l'impression que ce qu'il était en train de vivre là, et qui lui arrivait à lui et à eux depuis la veille, s'écrivait en même temps que cela se produisait, et qu'on pouvait le lire, mais ni dans un journal ni dans un livre. Cette impression-là ne lui était-elle pas déjà venue de temps à autre? Oui, à certaines heures de l'amour, du grand bonheur, comme du grand malheur (...)»

Alors que tout semble nous condamner irrémédiablement à une certaine forme d'impermanence, à l'évanescent et au provisoire, pouvoir se vivre en train de laisser une trace des histoires qu'on (se) raconte, ou d'être «lu et éprouvé» en dehors de soi-même, ou bien d'écrire en soi-même les histoires des autres avant qu'elles ne tombent dans l'oubli, n'est-ce pas là le défi qu'on se lancerait, auteurs confirmés ou simples anonymes, lorsqu'on cherche à donner un sens à nos existences éphémères?

Handke semble en tout cas porter à fleur de peau l'épouvante du délaissement moral et l'angoisse du silence aphasique, toujours menaçantes d'après lui, prêtes à surgir là où on ne les attend pas, quelquefois sourdement, d'autres violemment :

«Cesse de chercher ce qui est vivant, ici parmi les morts. Il te faut secouer ta mutité. Si tu ne parles pas tu en périras aujourd'hui même. Ton silence n'est pas du silence», s'entend dire le narrateur, après avoir quitté son univers confortablement morne, quoiqu'étriqué, «sorti de sa maison tranquille par une nuit obscure», parcouru des centaines de kilomètres en voiture, puis, à la fois angoissé et émerveillé par ce qu'il y découvrira, avoir traversé à pied, seul et privé de toute parole, une surprenante steppe en plein coeur de l'Europe.

La «steppe» chez Handke, en effet, bien que réelle et plus ou moins géo-localisable, ne se situe pas exactement là où l'on s'attendrait normalement à la retrouver, mais en l'occurrence entre Taxham, petite ville dortoir à proximité de Salzbourg d'où était parti notre pharmacien, et le sud de l'Espagne!! Cet étonnant paysage, situé à l'intersection et s'ouvrant de toute évidence sur un territoire interne, beaucoup plus immatériel et insaisissable, apparaît au narrateur comme une contrée «inépuisable», «angoissante», «parce que se refusant à toute image» : sa traversée ressemblera en tout cas davantage, comme il arrive souvent dans l'oeuvre de l'autrichien, à un voyage intérieur que proprement extérieur.

C'est probablement aussi pour ces raisons que le pharmacien de Taxham demande à celui qui doit écrire l'histoire de son parcours initiatoire jusqu'en Andalousie, malgré les réticences exprimées par le second, de bien vouloir garder le mot «steppe» tel quel : «Même ici à Taxham, explique-t-il, il y a la steppe ou comme on dit péjorativement un terrain «réduit à l'état de steppe», et pas seulement sur le remblai du chemin de fer et sur l'emplacement qui reste libre pour le cirque, qui de toute façon ne passe plus (...) C'était et c'est la steppe et cela doit s'appeler la «steppe». Et il faut que vous donniez l'envie de la steppe au lecteur de mon histoire et qu'elle fasse peur, avec mesure.»

Peter Handke est d'ailleurs lui-même bien placé pour savoir à quel point cela peut faire peur : né en 1942 en Carinthie (à l'instar de ses compatriotes Robert Musil, Thomas Bernhard ou Ingeborg Bachmann) province autrichienne ultraconservatrice située au carrefour de trois pays (Autriche, Italie et Slovénie), fils d'une mère issue de la minorité slovène et d'un soldat allemand - père qu'il ne connaîtra jamais -, l'on s'imagine facilement qu'il ait dû lui aussi, comme son narrateur pharmacien, avoir goûté «du champignon amer» pour survivre durant la traversée de sa «steppe».

Et cette lecture, serait-elle tout aussi éprouvante ? À certains moments oui, forcément! Toutefois, comme dira rétrospectivement le narrateur-pharmacien : «Là-bas dans la steppe, par moments, j'étais enthousiasmé par moi-même, étonnant pour un homme d'un certain âge et étonnant en particulier pour moi. Et croyez-moi ou regardez : on ne peut se fier à qui n'est pas au moins par moments enthousiasmé par lui-même.»

De retour chez lui, grand passionné de mycologie par ailleurs, le narrateur dit également avoir précieusement séché et conservé les champignons amers goûtés durant le voyage, tout en ayant extrait leur essence: très efficace, selon lui, contre «le sentiment d'irréalité et de folie, pour les beaux parleurs et les muets, et bon aussi contre la rance solitude»!

J'ai été pour ma part très sensible aux baumes mélancoliques et aux senteurs poétiques qui se dégagent de cette prose inventive.
D'une signature très singulière et personnelle, celle-ci, selon la formule magnifique trouvée par Georges-Arthur Goldschmidt, traducteur de la quasi-totalité de l'oeuvre de Peter Handke éditée en France-, «à force de concentration, parvient à ce point d'intimité où celui qui écrit bascule en celui qui le lit».

Une prose qui préfère aussi largement la suspension aux réponses toutes faites, les faux pas aux faux espoirs de rédemption, la liberté erratique de la steppe intérieure aux faux-décors sécurisants en carton-pâte, les faux mouvements (titre par ailleurs de l'une des nombreuses collaborations de Handke avec le cinéaste Wim Wenders) dus à des transports authentiques, aux faux-fuyants qui nous servent souvent de bouclier contre notre peur et contre notre désir de traverser les apparences.

"On se souvient généralement de la manière dont les rêves se terminent, mais presque jamais comment ils ont débuté. "


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